Pour faire taire sa principale opposante, le président Rodrigo Duterte l’a fait jeter en prison sous l’accusation de complicité avec des trafiquants de drogue. La sénatrice Leila de Lima a révélé le rôle du président dans la création d’un escadron de la mort à ses ordres, puis a dénoncé la dérive sanglante de sa « guerre à la drogue » qui a déjà fait plus de sept mille morts, délinquants ou non, depuis juillet dernier.
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[…] Leila de Lima, présidente de la commission de la justice du Sénat. Témoignages à l’appui, la sénatrice l’accusait d’avoir ordonné, lorsqu’il était maire de Davao, la liquidation d’un millier de personnes par un escadron de la mort à sa solde. Elle l’accusait aussi, comme Amnesty international et Human Rights Watch, d’avoir lancé dès son arrivée au pouvoir, le 30 juin 2016, une « guerre à la drogue » au nom de laquelle plus de sept mille Philippins des quartiers pauvres, délinquants ou non, ont été liquidés en quelques mois par des policiers ou des « vigiles ». Dans une impunité totale.
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À peine élu, le nouveau président, transposant ses habitudes de Davao à la capitale et à l’ensemble du pays, encourage policiers, miliciens, vigiles et simples citoyens en colère à liquider les délinquants. En deux mois, plus de trois mille délinquants présumés – vrais ou faux dealers, enfants des rues, marginaux – sont éliminés sans enquête ni procès. Présidente de la commission de la justice et des droits de l’homme du Sénat, l’ancienne ministre de la justice condamne les incitations à l’assassinat venues de la présidence et rouvre le dossier de Davao.
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Quelques jours après l’audition de Matobato, Leila de Lima est donc écartée de la présidence de la commission sénatoriale et remplacée par un sénateur docile. Duterte est-il sorti d’affaire ? Non. Car en plus des ONG spécialisées, plusieurs capitales étrangères observent désormais de près sa « guerre à la drogue », ou plutôt ce que cache cette campagne d’assassinats qui semble échapper à tout contrôle.
Constatant qu’en sept mois, 2 555 toxicomanes ou trafiquants présumés ont été tués par des policiers alors que 3 930 autres personnes sont mortes dans des conditions non élucidées, Amnesty International affirme que « les policiers se comportent comme les criminels des bas-fonds auxquels ils sont censés faire respecter la loi ». Procureure générale de la Cour pénale internationale, Fatou Bensouda se déclare « profondément préoccupée » par les rapports sur ces « exécutions extrajudiciaires » et fait observer que ces exécutions pourraient relever de la juridiction de sa Cour.
Duterte affecte alors de découvrir ces accusations et de partager l’indignation des ONG et de Fatou Bensouda, en admettant que « 40 % des policiers se livrent à des activités illégales ».« Vous les policiers, vous êtes les plus corrompus. Vous êtes corrompus jusqu’à la moelle. C’est dans votre sang », accuse-t-il, avant d’annoncer qu’il retire la police de la lutte antidrogue et la remplace par l’armée. Décision qu’il annulera un mois plus tard en prévenant les policiers qu’il sera impitoyable : « Si vous faites une erreur, vous mourrez. C’est certain. »
Le 20 février 2017, cinq mois après l’audition de Matobato au Sénat, le témoignage d’un autre membre de l’escadron de la mort de Davao accable Duterte. Ancien policier désormais à la retraite, Arthur Lascanas, que Matobato avait désigné comme son chef, mais qui avait jusqu’alors refusé de répondre à la Commission des droits de l’homme comme à la commission sénatoriale, accepte de parler.
Escorté de trois avocats, il énumère lors d’une conférence de presse une série d’assassinats commis à Davao sur l’ordre de Duterte, soit pour éliminer des opposants, soit pour combattre des délinquants présumés. Et révèle qu’il a lui-même abattu ses deux frères, impliqués dans le trafic de drogue « par loyauté aveugle envers Duterte ». « Qu’on les enterre ou qu’on les jette à la mer, on était toujours payés par le maire », confie-t-il. L’ancien policier-exécuteur raconte aussi avoir touché l’équivalent de 56 000 euros pour tuer en 2003 un journaliste de radio, Jun Pala, qui déplaisait au maire.
La riposte de Duterte arrive trois jours plus tard. Le 23 février, Leila de Lima annonce qu’un mandat d’arrêt a été émis à son encontre pour avoir orchestré, lorsqu’elle était ministre de la justice, un réseau de trafic de drogue destiné à financer ses activités politiques. Le lendemain, elle est arrêtée dans son bureau du Sénat et transférée sous bonne garde au Camp Crame, quartier général de la police.
Les accusations, selon les déclarations du ministre de la justice à la presse, seraient fondées sur les témoignages de plusieurs parrains du trafic de drogue, détenus à la prison de New Bilibid. Ils auraient admis avoir versé des dizaines de milliers de dollars à Leila de Lima en échange d’améliorations substantielles de leur sort en prison. Version jugée « honteuse » et « extravagante » par les familiers de la sénatrice et les organisations de défense des droits de l’homme. Surtout pour ceux qui ont en mémoire la campagne qu’elle avait conduite contre la corruption dans cette même prison et qui connaissent son mode de vie assez modeste. « Elle n’est même pas propriétaire de son appartement », constate un journaliste de ses amis.
[…] En arrêtant Leila de Lima, le président Duterte étend sa “guerre à la drogue“ des pauvres des villes vers le législatif. Ce n’est pas seulement le Congrès, mais les autres piliers de la démocratie philippine, depuis la presse jusqu’au pouvoir judiciaire, qui doivent aujourd’hui s’inquiéter. » Selon les journaux philippins critiques à l’égard de Duterte, le « dossier » destiné à détruire Leila de Lima a été échafaudé depuis des mois avec la complicité de plusieurs barons de la drogue actuellement détenus, à qui l’on a promis une réduction de peine ou la restauration de leurs anciens privilèges de « prisonniers VIP » en échange de « témoignages » accablants contre la sénatrice.
Le quotidien Inquirer a ainsi publié, au lendemain de l’arrestation de la sénatrice, le contenu d’un mémo confidentiel adressé le 9 décembre 2016 au directeur général des services pénitentiaires par le
conseiller juridique de cette administration. Le haut fonctionnaire y explique que des policiers et des agents des services pénitentiaires ont avoué avoir laissé entrer des téléphones, des téléviseurs, des climatiseurs, des ordinateurs dans la prison sur l’ordre du ministre de la justice Vitaliano Aguirre II en personne, en récompense des témoignages que les détenus avaient fournis à des enquêteurs du Congrès...
Merci Slash.