En application de la réforme de la justice votée en mars 2019, et en sus de la fusion des tribunaux d'instance et de grande instance, l'exécutif prévoit de supprimer des postes de juge d'instruction, ceux qui traient moins de 50 dossiers par an. Les emplois seront préservés, les juges seront mutés dans un autre tribunal ou exerceront une autre fonction. Pourquoi pas, tant que ce redéploiement profite au justiciable. Le citoyen étant attaché à son juge d'instruction, le sinistère de la justice prend en compte les scores électoraux passés de LREM pour orienter ses décisions et prévoit d'annoncer les choix tendus après les élections municipales.
J'ai hésité avant de relayer cet article. Après tout, tout se décide toujours en fonction des scores électoraux. Dernier exemple en date : l'ampleur de la réforme constitutionnelle à venir dépendra du score du parti présidentiel (et de son potentiel allié, l'UDI) aux municipales et aux sénatoriales. De même, la séparation des pouvoirs est constamment enfreinte, notamment entre l'exécutif et le législatif (exemple 1, exemple 2, exemple 3), mais aussi entre l'exécutif et le judiciaire (exemple 1, exemple 2). Mais, c'est justement ma résignation qui me montre qu'il y a un problème et qu'il faut en parler. Donc, rien de neuf, certes, mais il serait temps de réagir.
Un document de la Chancellerie l’affirme : les suppressions de postes de juge d’instruction dépendent des scores macronistes.
Quel est le point commun entre Bar-le-Duc, Mâcon, Carpentras, Belfort, Arras et Dieppe ? Pour le ministre de la Justice, c’est kif-kif : toutes ces villes et une trentaine d’autres possèdent un tribunal avec un juge d’instruction qui, selon une note « confidentielle » adressée par la Place Vendôme à Matignon, traite « moins de 50 dossiers par an » et occupe le reste de son temps à d’autres fonctions. Inacceptable !
J'aimerais savoir comment est calculé ce chiffre. Prend-il en compte seulement les nouveaux dossiers ouverts durant une année ou aussi ceux ouverts les années précédentes sur lesquels le juge doit encore se pencher ? 50 dossiers par an, ça fait un dossier par semaine. Est-ce suffisant pour assurer une justice de qualité ? C'est ce que j'aimerais que l'on me dise.
Voilà pourquoi la Chancellerie veut supprimer ces oisifs et expédier leurs affaires dans les grands tribunaux d’à côté. Une chouette idée, non ? Pas sûr. Car les magistrats mais aussi les élus sont allergiques à toute diminution de leurs « acquis ». Quant aux électeurs, ils vouent un certain attachement au juge d’instruction, symbole du « petit juge » seul contre les puissants. Même si, aujourd’hui, moins de 3 % des affaires pénales passent par lui.
Le sabre et la balance
La prudence s’impose donc, d’autant que les élections municipales approchent. Pas question de faire perdre des points à La République en marche. Le très fidèle directeur des affaires judiciaires de Nicole Belloubet a concocté des « éléments de langage », d’une extrême finesse, censés rassurer le petit monde des hermines : « Il s’agit de répondre à la solitude du juge d’instruction (…). Même s’il est supprimé, [un] poste à temps plein sera conservé (…). Donc, on ne dévitalise pas la juridiction. » Clin d’œil bien léger aux avocats : « En plus, ça rajoutera du contentieux (le juge d’instruction se transformant en juge des affaires courantes) et le barreau s’y retrouvera ! » Si, avec ça, tout le monde n’applaudit pas…
Mais ces arguments ne sont qu’un hors-d’œuvre. A la note a été joint un grand tableau où figurent « les juridictions dans lesquelles les chefs de cour seraient susceptibles de nous proposer une suppression de l’instruction contre l'introduction d’une autre compétence spécialisée. »
Tentations macronistes
De la justice pesée au trébuchet ? Presque, car l’inventaire est agrémenté, pour chaque ville et son tribunal, des scores d’Emmanuel Macron à l’élection présidentielle, et de LRM aux législatives et aux européennes. Ainsi que des couleurs politiques des élus, députés et maires. Autrement dit. des arguments bassement électoraux risquent de fausser les plateaux de la balance (lire encadrés)…
Un exemple avec Montluçon, où le juge d’instruction traite 22 dossiers par an. Supprimé, donc, pour cause d’anémie ? Eh bien, pas si sûr ! Le député appartient à la majorité présidentielle, le maire est LR, Macron y a obtenu 24,4 % au premier tour en 2017, LRM 23,4 % aux législatives et 19 % aux européennes. Va-t-on risquer une nouvelle baisse en irritant l’électeur Marcheur ? Même dilemme à Arras et à Saint-Omer, leurs députés LRM, leurs maires UDI et de super résultats macronesques aux trois dernières élections… Pas de problème à Alençon, en revanche, où le député est socialiste, ni à Argentan, où il est LR ? C’est à voir, étant donné les excellents scores récoltés par LRM lors des trois scrutins. Et vu les tentations de rallier la majorité qui saisissent certains élus d’opposition… « Il s’agit d’un travail interne au ministère, a répondu la Chancellerie. Il est normal de tenir compte des impacts électoraux comme de la qualité de la justice. » En effet.
Le plus urgent est donc d’attendre. Car, comme le précise la note « confidentielle » du cabinet Belloubet citée ci-contre, dans les villes potentielles « cibles électorales », les magistrats chefs de juridiction seront priés de « différer les annonces ». Sous-entendu : après les municipales de mars. Encore une preuve éclatante de la séparation des pouvoirs en France. Et surtout de l’indépendance de la justice, dont se glorifient tous les gouvernements en s’asseyant dessus…
Retranscription d’une note « confidentielle » adressée à Matignon par le ministère de la Justice. Pour superviser la réforme, la présence de Xavier Chinaud, conseiller du Premier ministre et spécialiste de la carte électorale, est vivement souhaitée.
Nous serions preneurs d‘une réunion avec X. Chinaud et les experts des élections municipaies de LaREM pour que nous puissions avoir une idée des communes potentiellement concernées qui représenteraient des cibles électorales pour les municipales afin de faire différer les annonces par les chefs de cour des schémas retenus
Ce document montre à quel point les suppressions de postes de juge d’instruction sont guidées par le souci d’une bonne administration de la justice !
Aux côtés de Chinaud, les « experts des élections municipales » sont priés d’organiser une « réunion » pour décider. C’est après avoir passé à la loupe les élus en place, les possibles alliances électorales et les scores de LRM - obtenus ou à prévoir - que l’on aura une idée précise des magistrats instructeurs sacrifiés ou épargnés…
Ils traitent moins de 50 dossiers par an et sont susceptibles de disparaître, selon le tableau établi par la Chancellerie. Mais pas sûr ! Ces juges d’instruction sauveront — ou non — leur peau au gré des calculs électoraux concernant les villes où ils officient et des étiquettes politiques de leurs élus. Celles-ci sont parfois obscures. Ainsi, DVD signifie « divers-droite », SE « sans étiquette », GDR réunit des communistes et des divers-gauche, et Libertés et Territoires un peu de tout…
Si la suppression du poste de magistrat instructeur est décidée, l’annonce n’aura lieu qu’après les élections. Un horrible casse-tête !
Albertville : député et maire LR
Albi : député LRM. Maire DVD
Alençon : député et maire PS
Argentan : député LR. Maire PS
Arras : député LRM. Maire UDI
Avesnes-sur-Helpe : 2 députés LRM. Maire UDI
Bar—le-Duc : député Libertés et Territoires
Belfort : 1 député UDI, 1 député LR. Maire LR
Bergerac : député LRM. Maire DVD
Brive-la-Gaillarde : député LR. Maire LR
Cambrai : député UDI. Maire UDI
Carcassonne : 2 députés LRM. Maire DVD
Carpentras : 1 député LRM. 1 député LR. Maire LRM
Castres : 2 députés LRM. Maire SE
Compiègne : 1 député LR. 1 député LRM. Maire LR
Dieppe : député GDR. Maire PCF
Fontainebleau : député et maire LR
Les Sables-d’Olonne : député LRM. Maire LR
Lisieux : député LR. Maire SE
Mâcon : député LRM. Maire LR
Montluçon : député LRM. Maire LR
Moulins : député GDR. Maire LR
Saintes : député LRM. Maire DVD
Saint-Omer : député LRM. Maire UDI
Saint-Quentin : député et maire LR
Sarreguemines : député LRM. Maire LR
Saverne : député LR. Maire ex-LR
Sens : député LRM. Maire LR
Soissons : député LRM. Maire DVD
Thionville : député LRM. Maire (ex-LR) DVD
Tulle : député LRM. Maire PS
Vannes : député LRM. Maire ex-LR
Verdun : député LRM. Maire PS
Villefranche-sur-Saône : député et maire LR
Dans le Canard enchaîné du 23 octobre 2019.