C'est une visite présidentielle entourée du plus grand secret : le 4 avril, le barnum du « grand débat national » va débarquer en Corse et Emmanuel Macron a prévu de se rendre dans plusieurs villages. Aux agriculteurs insulaires, il va faire part, comme annoncé lors du dernier Salon de l’agriculture, de sa volonté de « réinventer la PAC », la politique agricole commune, décidée à Bruxelles. Et, même si ce n’est pas la saison, l’audacieux risque de se prendre quelques châtaignes…
L’Europe est loin d’être une ennemie pour le paysan corse. Surtout depuis 2015. A l’époque, « pour encourager l’agropastoralisme », Stéphane Le Foll, le ministre (PS) de l’Agriculture, avait plus que doublé l’enveloppe européenne allouée à l’agriculture insulaire : 36 millions par an, contre 14 auparavant. Des gros malins n’ont pas tardé à saisir l’aubaine, et les fermes ont poussé comme des champignons.
Oh, la ferme !
Dans une enquête rendue publique en juin 2018, l’Office européen de lutte antifraude (Olaf) s’étonne d’« une augmentation très rapide des surfaces bénéficiant des aides », facilitée à la fois par un flou cadastral insulaire et par « des faiblesses administratives [qui] affectent durablement la gestion des aides de la PAC ». Pour huit petits cas, cités par l’Office, le préjudice financier excède déjà le demi-million d’euros…
Dans la foulée, la justice française, alimentée par des témoignages recueillis par l’association Anticor, a ouvert une enquête préliminaire. Ainsi de la famille V., qui, à elle seule, a engrangé plus de 750 000 euros de subventions de Bruxelles depuis 2015. Il y a trois ans, quatre de ses membres affirmaient exploiter 650 hectares. Ils déclarent près du double (1200 hectares) aujourd'hui. D’autant plus remarquable que cette famille a, depuis des lustres, élu domicile dans le cap Corse — au nord de l’île — et que les surfaces exploitées sont toutes situées à une voire deux heures de route plus au sud…
Supermamie
Mieux : ces quatre exploitants d’un village de Corse-du-Sud qui palpent un peu plus de 400 000 euros de primes à la surface et à la vache allaitante. Ils portent le même nom : d’abord, la mère de 86 ans, censée exploiter une ferme de 180 vaches et de 350 hectares ; puis l’épouse et les deux fistons d’un cadre de la chambre d’agriculture ! Meuh non ?
Selon Eric Bouillard, le procureur d’Ajaccio, l’enquête vise « les dix plus gros bénéficiaires des aides européennes » sur l’île. Mais, pour Jérôme Karsenti, l’avocat d’Anticor, les abus sont aussi « continentaux » : « C’est un système qui va des syndicats agricoles jusqu’au sommet de l’Etat. »
En juin 2018, dans une communication au Sénat consacrée à la « chaîne de paiement des aides agricoles », la Cour des comptes écrivait : « Avec 2,35 milliards entre 2007 et 2016, la France est l’Etat membre qui a enregistré le montant le plus élevé de corrections financières (des rectifications opérées lorsqu’un exploitant a perçu trop d’aides). (…) Ces corrections sont compensées par l’Etat ; elles pèsent sur le budget général. » Donc sur les contribuables, et non sur les vrais-faux paysans fraudeurs.
La vache !
Sans surprise : en toute chose, dès qu'il y a moyen d'abuser, un humain abusera.
Dans le Canard enchaîné du 27 mars 2019.