Suite de « Les blouses blanches face à un drôle de fichage des gilets jaunes ».
« Tir flashball », « trauma mâchoire », « plaie oreille » : le secret médical est bien gardé.
Et les manifestants blessés ont été inscrits sans le savoir dans le répertoire SI-VIC.Rien à fiche ! Ni l’article du « Canard » (17/4) consacré au fichage des gilets jaunes blessés ni la saisine de la Cnil par l’Ordre des médecins n’ont entamé l’entrain des autorités sanitaires. Celles-ci ont tranquillement renouvelé leur consigne d’archivage des noms des manifestants ayant échoué à l’hôpital le 20 avril. Selon les documents obtenus par le Volatile, des gilets jaunes, des badauds et des journalistes ont de nouveau été fichés par les services d’urgence, qui ont noté leur nom, leur adresse, leur numéro de téléphone, voire la nature de leurs blessures.
La veille, la Direction générale de la santé (DGS) s’était fendue d’un message « important » aux hôpitaux et aux Samu, leur enjoignant d’activer, une nouvelle fois, « l’application SI-VIC pour assurer la saisie des victimes prises en charge dans [leur] ES (établissement de santé) ».
Ce flicage des blessés a été élaboré en 2016 pour les attentats et les « situations sanitaires exceptionnelles ». Mais son usage a été discrètement élargi à un autre type de catastrophe, beaucoup moins sanitaire que politique… La DGS a activé le dispositif SI-VIC lors des manifs des gilets jaunes des 8 et 15 décembre, et le petit jeu a continué les 16 et 23 mars ainsi que le 13 avril, au grand dam de l’urgentiste Gérald Kierzek, qui a dénoncé une forme de « délation ».
« Rien de nominatif», avait tenté de rassurer, dans « Libération » (14/4), Martin Hirsch, le patron de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP), en dépit des consignes contraires délivrées par son administration et suivies avec zèle. Plusieurs extraits du fichier, consultés par « Le Canard », montrent qu’aucun détail n’a été oublié, pas même les « chaussettes vertes à petits pois » d’un blessé !
Dans un communiqué, l'AP-HP a finalement reconnu, le 20 avril, que ce répertoire contenait : « sexe, date de naissance / tranche d’âge, nom, prénom, nationalité, adresse ». Mais, attention : « Dans le respect du secret médical, il ne comporte pas de données médicales, c’est-à-dire aucune donnée sur la nature des blessures prises en charge. » Des clous !
Détails embarrassants
Les extraits scrutés par « Le Canard » le confirment : à côté des noms, la case « Commentaires » est truffée d’infos médicales. « Tir flashball : plaie arcade », « tuméfaction ORL : plaie oreille », ou encore « traumatisme main gauche », égrène le fichier du 16 mars. Rebelote le 20 avril : « flashball cuisse », « plaie œil et trauma mâchoire », et aussi « problème au poignet (suite coup de matraque selon le patient) ». Curieux secret médical, vu que les données sont destinées à des services administratifs…
Plus redoutable encore : le SI-VIC est renseigné en temps réel par les hôpitaux. L’inscription d’Untel résidant à telle adresse, pris en charge à 16 h 46 pour un tir de flashball à l’hôpital Cochin, représente une info en or pour les flics qui voudraient le cueillir ou simplement enrichir leur répertoire de manifestants.
Car le décret du 9 mars 2018, encadrant le dispositif SI-VIC, est une vraie passoire. Selon le texte, le fichier est consultable par des « agents habilités » du ministère de la Santé, mais aussi par « les ministères de l’Intérieur, de la Justice, des Affaires étrangères ». Mais pas par le pape, au moins ?
Il existe bien une procédure d’anonymisation, mais seulement pour… les forces de l’ordre ! Selon un message du 19 avril de la DGS, les flics blessés « devront faire l’objet d’une fiche victime SI-VIC qui devra être anonymisée [et ne contenir que leur] numéro de matricule ». Pas comme les gilets jaunes, inscrits sous leur petit nom…
Un numéro de matricule n'équivaut pas à un anonymat. C'est un pseudonyme. Plus facile à compromettre par la hiérarchie que par le citoyen lambda, on est d'accord, mais pseudonyme quand même. Cela reste une donnée nominative.
Anonymes mais pas trop
Dernier dérapage incontrôlé : en décembre 2017, la Cnil avait autorisé ce fichier à condition que « les établissements de santé informent les personnes [victimes et proches] ». Il convenait même de leur « remettre un document d’information ». Des nèfles, là encore ! « Sur mes 15 clients pris en charge dans les hôpitaux parisiens, aucun n’a été averti d’un tel fichage », assure Arié Alimi, avocat de plusieurs gilets jaunes. L’un d’eux, Sébastien Maillet — pris en charge à l’hôpital Pompidou pour une main arrachée —, a déjà porté plainte pour « collecte illicite de données à caractère personnel » et « violation du secret professionnel ». Quant à ce journaliste blessé le 16 mars, il a, lui aussi, été fiché à l’hôpital Bichat… à l’insu de son plein gré : « Je n’ai aucun souvenir d’avoir été prévenu par l’hôpital », raconte-t-il au « Canard ».
Le 20 avril, en pleine manif, la dircab de Martin Hirsch a mobilisé derechef les hostos dans un mail : « Nous vous rappelons qu’il convient de renseigner SI-VIC pour faciliter la régulation sanitaire. » Prudent, le chef des urgences de la Pitié-Salpêtrière, Bruno Riou, lui a répondu : « Sur le plan déontologique, un médecin aurait du mal à remplir nominativement un tel fichier sans avoir recueilli au préalable l’autorisation du patient, sauf à être poursuivi par le patient lui-même ou par le Conseil de l’ordre pour rupture du secret médical. »
Et pour les toubibs rebelles, il y a un fichier ?
Dans le Canard enchaîné du 24 avril 2019.