Le 60e anniversaire du 13 mai 1958 n’a pas été commémoré. En lisant “La guerre civile en France, 1958-1962” (La Fabrique ), de Grey Anderson, on comprend pourquoi.
Les généraux ? « Tous des cons, des crétins, uniquement préoccupés de leur avancement, de leurs décorations. » Celui qui se confie ainsi au journaliste Pierre Viansson-Ponté, en juillet 1958, n’est ni gauchiste ni antimilitariste : c’est de Gaulle soi-même ! Ce livre passionnant de l’historien américain Grey Anderson raconte comment le retraité de Colombey-les-Deux-Eglises roula dans la farine la frange extrémiste de l’armée. Maître de l’équivoque, de Gaulle se fit acclamer, le 4 juin 1958 à Alger, en lançant son célèbre « je vous ai compris ». Mais qu’avait-il compris ?
Auparavant, durant le printemps 58, ce Machiavel en képi avait subtilement joué. A Alger, ses fidèles complotaient avec l’extrême droite, tandis qu’à Paris le chef se présentait comme l’arbitre, l’homme de la réconciliation, le sauveur de la patrie. Alimenter l’incendie et apparaître comme le pompier suprême… Reçu par le président Coty à l’Elysée, voilà de Gaulle investi par l’Assemblée nationale le 1er juin. De la belle ouvrage !
L’Histoire marche sur la tête : c’est l’ancien, l’homme du 18 juin 40, avec sa voix d’outre-tombe, qui balaie une arrière-garde de colonels et de capitaines souvent plus jeunes, nostalgiques des colonies. De Gaulle veut une armée moderne, technocratique et surtout apolitique. Il a une arme dans la poche : la bombe atomique française, prête à l’emploi en 1958. « Dans l’armée, le folklore, c’est fini ! » confie—t-il à Alain Peyrefitte. A bon entendeur, salut ! Les généraux sont priés de rester dans leurs casernes. Et de contempler dans le ciel saharien de Colomb-Béchar, le 13 février 1960, en même temps que le champignon de la première bombe atomique française, la fin de leurs illusions colonialistes.
En face, l’OAS et les putschistes n’ont plus que leurs bombes artisanales. Dans la nuit du 17 au 18 janvier 1960, 18 attentats frappent la capitale. En Algérie, on en compte une trentaine par jour. Le 21 avril 1961, alors que de Gaulle assiste à une représentation de « Britannicus » à la Comédie-Française, quatre généraux — Challe, Jouhaud, Salan, et Zeller — tentent, depuis Alger, de soulever l’armée contre Paris. Des chars sont positionnés pour protéger l’Assemblée nationale. Mais, en quelques jours, le putsch se degonfle et de Gaulle ramasse la mise, imposant la procédure de l’article 11 contre l’avis du Conseil constitutionnel, pour instaurer l’élection du président de la République au suffrage universel.
Conclusion désabusée de Jean-Marie Le Pen, très actif durant toute cette période : « L’armée a servi de trampoline pour le nouveau régime. » De Gaulle aura réussi l’exploit de présenter son retour au pouvoir comme la victoire sur une entreprise de subversion à laquelle il avait participé.
Très documenté, écrit sur un ton placide, ce livre n’oublie pas les opposants et les insoumis, notamment Francis Jeanson et son réseau d’aide directe au FLN, Sartre, Vidal-Naquet, et autres Jérôme Lindon ou François Maspero. Au procès de Jeanson, un magistrat nommé Patin faisait la leçon à Simone de Beauvoir à propos de la torture : « Ces officiers, madame, vous leur avez fait du chagrin avec votre article… Je les ai vus à Alger… Je les ai interrogés : ils sont très bien élevés. » Juste un peu rugueux, parfois.
Dans le Canard enchaîné du 12 septembre 2018.