Entretien avec Stéphanie Bortzmeyer par Camille Paloque-Berges et Valérie Schafer le 23 avril 2015 dans le cadre du projet WEB90. http://web90.hypotheses.org
Le but du projet de recherche WEB90 est de comprendre et documenter les années 1990 en matière de numérique.
Quelques notes :
- Parcours : études de physiques -> il se retrouve dans un labo avec un nouveau système d'information dont il doit s'occuper -> il trouve l'informatique très amusante -> il laisse tomber son doctorat. Pénurie accrue donc on recrute sans diplôme à l'époque. Il poursuivra ses études au Cnam mais il ne les terminera pas. Il commence sa carrière à l'INED en 1986.
- Paysage de l'époque : l'INED n'était même pas encore connecté à EARN/Bitnet, réseau orienté éducation/recherche basé sur des technos IBM et qui fournissait des services type messagerie. D'autres réseaux existaient : UUCMP (pour mail, news, transfert de fichiers). L'éducation nationale utilisait Decnet. Beaucoup de réseaux différents dans tous les sens et surtout : rien de standard. À l'époque, il se codait beaucoup de passerelles entre ces réseaux. La première expérience d'Internet pour Stéphane remonte à 1991, quand il entre au CNAM en tant qu'adminsys.
- Les réseaux "pré-Internet" permettaient déjà de découvrir la coopération, l'auto-régulation, la technique. Tout cela existait avant Internet et UNIX. Il y avait des communautés : communauté UUCP, communauté DECUS, communauté Atari, etc. C'était toute la différence entre IBM et DEC : l'échange pair-à-pair de la doc' et des protips pour le second, référent commercial pour le premier.
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À l'époque :
- les services les plus utilisés étaient la messagerie, les news, le transfert de fichier et IRC. Transfert de fichiers = l'époque du FTP anonyme qui ne l'a jamais vraiment était : il était normal, par convention, de filer son adresse de courrier en guise de mot de passe. Cela permettait le debug. Les considérations opérationnelles passaient avant la vie privée.
- la majorité des discussions politiques avaient lieu sur Usenet.
- les modèles de facturation se cherchaient. Exemple : AFNet (ex-AFU) qui facturait à l'usage en imposant des contraintes techniques. La distinction entre utilisateur et administrateur était plus floue : il fallait bidouiller soi-même.
- Le CNAM a été le premier établissement français connecté à Internet. Premier serveur HTTP de France de peu (l'INRIA "suivra" juste après).
- À l'époque, on faisait circuler des listes de serveurs FTP avec les IPs. On n'avait pas confiance dans la fiabilité et la pérennité du DNS. :D Au début du web, il y avait aussi un annuaire actualisé de tous les sites web.
- La majorité des discussions de l'époque s'apparentait au milieu des radios-amateur : elles étaient destinées à faire fonctionner le système. Il y avait les journées messagerie : réunions des universitaires, qui deviendront plus tard les JRES. Rien qu'à l'intitulé, on sent qu'on était obstiné à faire tomber en marche le service messagerie.
- Pour la petite anecdote : c'est dans une journée messagerie que Stéphane suivra son premier cours sur le DNS et n'y comprendra rien. :D À cause d'un mélange de politique et de technique aka on prétend une contrainte technique qui n'en ait pas pour justifier des choix tout à fait politique.
- L'expérience utilisateur était rude et faisait dire aux détracteurs d'Internet que "ça ne fonctionnera jamais". Comme si on avait jugé le succès de l'automobile avec les voitures des années 1900 qui avaient des sièges en bois, une manivelle pour l'allumage et qui subissaient l'absence de station services.
- Internet était sous le radar des institutions et des médias. Il est apparût nécessaire de convaincre le public. C'est ça, l'objectif des stand informatique à la fête de l'Huma dès 1991/1992 puis des fêtes de l'Internet.
- Citation de Laurent Chemla : toute nouvelle technique de communication a toujours été un succès parce que l'humain est un animal communicant. C'est pour ça qu'il n'y avait pas besoin d'être voyant-e pour prédire le succès d'Internet.
- Le nommage des machines a un peu changé. À l'époque, l'admin donnait un nom à sa machine car il y avait une relation affective découlant de la rareté. Aujourd'hui, on a xx ordinateurs par foyer donc cette relation n'existe plus vraiment. Dans le monde pro, les noms sont devenus plus utilitaires : les parcs comprennent beaucoup de machines, surtout avec la virtualisation donc le nom est un identifiant qui dit lieu physique + identifiant local ou nommage selon le service que rend la machine. Dans les 90's, le nommage était déjà un sujet d'engueulades : qui distribue, qui peut utiliser tel nom, etc.
- On ne pensait pas à la vie privée, pas tellement parce qu'osef ou hippies mais plutôt parce qu'on avait assez de problèmes à gérer sans cela : il fallait que le réseau tourne. La fin des années 80 et le début des années 90 marque le déclin de l'informatique partagée.
- BBS : accès distant, via un modem (en composant donc un numéro de téléphone) à un ordinateur qui donnait accès à messagerie, téléchargement, forums, etc.
- Service d'accès à distance du CNAM : service mis en place par Stéphane qui permettait d'accéder au net via le CNAM. 10 modems posés sur une étagère en bois. Les étudiants en ont peu profité car ils n'avaient pas forcément d'ordinateurs à la maison et qu'il fallait un modem "agréé" car les autorités françaises avaient décrétées que les modems étrangers, c'était le danger. Sauf que c'était du protectionnisme bidon qui justifiait de vendre les modems agréés 10 fois plus cher. Des modems étaient ramenés en douce lors de voyages aux US. En revanche, le service avait beaucoup plu en dehors du CNAM et la majorité des comptes créés l'ont été pour des externes genre des personnes du monde UUCP/BBSSS qui voulaient se connecter à Internet. Cela à contribuer à diffuser Internet et ses usages en France.
- Le site web de Nicolas Pioche, nommé "le Louvre" puis "web louvre" puis "web museum" suite à des fights avec le Louvre, qui proposaient des photos de tableaux a été important car cela a montré que le web pouvait être utilisé pour des sujets d'intérêt général et pas uniquement pour transmettre de la doc'.
- Fallait-il créer des associations spécifiques ? Les droits et libertés humaines, le droit de la consommation, c'est générique. D'un autre côté, des gens comme Barlow prétendaient qu'Internet est un nouveau monde totalement différent. Ce qui a justifié les assos, c'est que les structures existantes (partis politiques, par exemple) n'en avaient rien à faire d'Internet, il fallait donc que les informaticiens de l'époque fassent eux-même. Exemple de combat : l'Internet Society (ISOC) en partie montée pour faire tomber les marques « Internet » illégitimes (oui, des sociétés commerciales avaient vraiment déposé la marque « Internet » :- ).
- Assos : AUI pour les utilisateurs. AFU (AFNet) très corporate avec de claires visées économiques. ISOC France, "filiale" (de fait) de l'ISOC sans réel succès puisque l'ISOC impose des contraintes strictes pour monter des relais locaux.
- Premiers problèmes : racisme trash sur tous les groupes francophones sur Usenet, affaire Altern/Estelle Halliday, vente d'objets nazis aux enchères sur Yahoo (https://fr.wikipedia.org/wiki/LICRA_contre_Yahoo!).
- AOL, Infonie, Calvacom, etc. posaient déjà la question d'un Internet ouvert versus des réseaux fermés qui se vantaient d'être contrôlés, vérifiés, "on sait ce qu'il y a dessus", etc. C'était un argument marketing. L'histoire a tranché. :)
- Toute organisation humaine tend à créer de la politique (au sens noble) quand elle passe d'un petit groupe homogène (techniciens fan de science-fiction) à un groupe hétérogène plus vaste.
- Particularités française :
- Fin du réseau Cyclades en 1979, tué par les X-Mines qui expliquaient que le datagramme, ce n'est pas sérieux alors que ce réseau était au même niveau technique qu'ARPAnet. Cela a conduit à une cécité française, y compris dans les formations : aux USA, les formations étudiaient plusieurs réseaux alors qu'en France, on étudiait une forme de réseaux sans avenir. Le Minitel a eu un impact négatif car on a eu un égo surdimensionné : "le monde entier nous envie" qui conduit à un repli sur soi ("pas la peine d'aller voir ce que font les autres et comment car on est trop géniaux". Mais le Minitel a aussi permis à Niel de se faire du blé pour ensuite aller proposer autre chose dans le secteur fermé des télécoms. Exemple de cécité : en 1993, RENATER 1 était connecté à Internet mais il ne fallait pas le dire. Il ne fallait pas dire TCP/IP. Et il a fallu déployer X.25 (et forcément, déployer deux protocoles de si bas niveau, ça coûte).
- Attendre que le chef tranche. En ce sens, le discours de Jospin à Hourtin en 1997 et le plan gouvernemental en 1998 ont été importants car ils ont donné des ordres aux personnes qui en attendaient.
Comme Youtube et les vidéos coupées, c'est le mal, je mets à disposition une version complète et dans un format libre (webm / VP8 / Vorbis) : http://www.guiguishow.info/wp-content/uploads/videos/Web90-Stephane_Bortzmeyer-15-04-2015.webm