Quelques rappels sur le conditionnement / la manipulation à l'ère numérique. Les conditionnements traditionnels étaient fondés sur l'effort, la persévérance, la peur du réel, la douleur, etc. C'était explicite. Le conditionnement numérique est implicite, il est fondé sur une profusion de récompenses immédiates, les likes, par exemple, et la peur de l'imaginaire. Ne pas recevoir de récompense frustre. Nous semblons appartenir à des communautés en guerre les unes avec les autres (l'énervement est entretenu volontairement car il génère du clic et de l'adhésion, donc de la participation, qui, elle, fait monter les revenus publicitaires). Nous devenons incapables de réfléchir, car nous sommes sans arrêt interrompus par une notification qui nous fait replonger dans la spirale jeu+récompense qui, elle-même, alimente le business publicitaire. Plein de mécanismes du numérique sont conçus par des ingénieurs pour nous berner : peur de manquer quelque chose d'important, création d'obligations sociales réciproques (spam "rejoins notre réseau", accepte mon invitation FB), approbation sociale (les likes), contenus sans fin et autoplay, distraction de l'attention avant de réaliser l'action désirée, etc.. La possibilité de paramètrer nos joujous numériques, notre cocon, nous donne l'illusion de contrôler nos vies.
On se souvient du commentaire de cet ex de TF1 : son métier était de « vendre du temps de cerveau disponible », soit de récupérer de l'attention pour la vendre à des annonceurs. Dans un Petit Traité sur le marché de l'attention bien torché, Bruno Patino développe cette idée à l'heure d'Internet et des réseaux sociaux. Mais ce sous-titre intelligent a été surtitré *La civilisation du poisson rouge, un titre vendeur montrant qu'il ne connaît rien aux poissons rouges ! Bref, nous ne sommes pas devenus des poissons rouges, mais nous sommes « vidés de notre être, incapables d'attendre ou de réfléchir, noyés dans l'océan des réseaux sociaux et Internet sous le contrôle des algorithmes… » Les éducations traditionnelles étaient fondées sur des conditionnements par peur du réel, douleur physique ou psychique, avec, à la clé, peu de récompenses, mais ils étaient explicites. Les conditionnements numériques promettent, eux, beaucoup de récompenses, mais elles sont virtuelles, occasionnant des douleurs psychiques, surtout par frustration quand on ne reçoit pas de récompenses, ou par peur de l'imaginaire. Les conflits violents sont évités car l'individu ne doit pas abandonner une application, sinon pour passer à une autre qui aggrave sa dépendance. On utilise les vieilles ficelles de l'appartenance à un ou des groupes d'« amis », en compétition entre eux et en guerre avec les autres. Les « like » et les vues sont des bons points distribués à profusion - ils ne coûtent rien et rapportent des informations précieuses sur l'attention et comment la gaver de pub. Patino explique comment la plupart de ces applications enferment leurs utilisateurs dans des cercles de semblables réunis en foules ou groupuscules. Où l'on finit par ne plus voir le reste du monde et se laisser emmener là où les acheteurs d'attention le désirent par de légers « coups de pouce ». Ces derniers utilisent les principaux « biais cognitifs » : le biais de confirmation - on trouve toujours ce que l'on croit savoir sur Internet, le biais de représentativité - un site vous confirme une « vérité » quand mille autres plus sérieux la démentent et le biais « de simple exposition » : une sottise repostée un million de fois écrase une évidence que personne ne diffuse. On peut juste regretter que les moteurs de l'attention (évitement de la douleur, recherche du plaisir) soient considérés comme une boîte noire et que l'utilisation de nos automatismes faciles, plutôt que de notre pensée coûteuse et fatigante, ne soit pas mieux expliquée dans ce « petit traité ».
Dans le Siné Mensuel de septembre 2019.