Ce sont des malfaiteurs. Pas des militants, non. Pas des journalistes, des agriculteurs, des enseignants à la retraite, des jeunes (ou pas jeunes) gens qui partagent les mêmes convictions. A Bure, la justice en a décidé ainsi : tous les opposants au projet de poubelle nucléaire géante sont des malfaiteurs. Ils forment donc une « association de malfaiteurs ». Infraction fourre-tout qui permet de poursuivre en justice quiconque est soupçonné d’avoir préparé à plus de deux personnes des actions supposées frauduleuses. Une cinquantaine d’entre eux le sont. Plusieurs procès sont en cours. Lors du dernier, mardi 13 novembre, l’un d’eux, âgé de 22 ans, a écopé de 8 mois ferme pour avoir, ivre et le visage dissimulé, insulté des gendarmes lors d’une manif. Malfaiteur !
Pourquoi cette désignation ? Parce que, voilà plus d’un an, le 21 juin 2017, une poignée de personnes masquées ont pénétré dans le hall d’un hôtel du coin, saccagé la réception et jeté au sol une bouteille enflammée contenant des hydrocarbures — départ de feu aussitôt éteint par un employé pendant qu’ils s’enfuyaient. Pas bien malin, évidemment… Mais cette action de quelques individus isolés a suffi pour que le mouvement dans son entier se retrouve criminalisé.
Jusqu’alors, les opposants installés sur place étaient déjà harcelés. Depuis, ils sont fliqués en permanence par une « cellule Bure » qui em- ploie une dizaine de gendarmes à plein temps. Et qui se régale : la justice a permis que tous les moyens autorisés par la loi antiterroriste du 8 juin 2016 soient utilisés, comme le révèlent les quelque 10 000 pages (!) du dossier d’instruction (« Libération », 15/11). Téléphones de sept personnes (au moins) écoutés jour et nuit. Ces mêmes personnes géolocalisées, avec « fréquence de rafraîchissement de dix minutes ». Pose de balises GPS sous plusieurs voitures. Lors des manifs, hélicos-flics filmant tout (et, comme ça ne suffit pas, ordre à France Télés de donner toutes les images tournées par les journalistes).
Ce n’est pas tout. Lors du moindre rassemblement, pose d’Imsi-catchers, ces fa- meuses valises espionnes qui captent toutes les conversations alentour. Perquisitions par dizaines, avec saisie de centaines de téléphones mobiles, d’ordinateurs, de disques durs, de clés USB. Notamment ceux de Gaspard d’Allens, journaliste forcément redoutable puisqu’il a osé écrire un livre contre Bure et s’est installé sur place. Et ceux d’Etienne Ambroselli, avocat de tous ces « malfaiteurs », qui, en juin, s’est retrouvé 36 heures en garde à vue.
Le chantier de Bure est prévu pour durer cent ans (les derniers déchets y seront acheminés vers 2100, puis on rebouchera le tout). Cent ans de transport de déchets ultra-dangereux et de travaux titanesques confiés à des milliers de salariés à surveiller de près… Ce territoire est en passe de devenir le plus fliqué de France. On n’y verra pas un seul malfaiteur ! Le bonheur.
Dans le Canard enchaîné du 21 novembre 2018.