« Les documents sont techniques, souvent illisibles. Et pour ne rien arranger, ils comptent nombre d’abréviations en allemand. Mais pour Peter Pilz, leur circulation est indispensable car ils constituent la preuve formelle que les services secrets allemands (la BND) scrutent beaucoup de leurs voisins. France comprise.
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Ce député Vert autrichien fait le tour de l’Europe, preuves en poche, pour inciter les autorités des différents pays visés par cet espionnage à ouvrir une enquête. La Belgique, les Pays-Bas ainsi que l’Autriche, ont lancé le mouvement. Réunis autour de Peter Pilz le 5 juin, Eva Joly et le député Sergio Coronado appellent le parquet de Paris à en faire de même, invitant les ministères à signaler ce trouble.
Mais à quoi correspond-il concrètement ? Probablement à une surveillance de milliers d’appels téléphoniques passés sur des infrastructures gérées par France Télécom (devenu Orange), suggèrent les experts réseau que nous avons interrogés.
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Tout remonte à 2002, selon Peter Pilz. A l’époque, les espions allemands et américains ont conclu un accord qui autorise la surveillance de l’opérateur Deutsche Telekom. C’est sur cette base que des câbles de fibre optique, reliant entre eux des pays du monde entier, ont été désignés comme des cibles prioritaires par la NSA.
En tout, 256 lignes se trouvaient sur cette liste en 2005 ; certaines se terminant en Chine, au Japon ou en Arabie saoudite. Et dans le lot, 51 ont la France à une de leur extrémité. Et plus précisément, des centres de l’opérateur historique du pays, France Télécom.
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« Slovak Telecom - France Telecom », « PTT Zimbabwe - France Telecom », « China Netw. Comm. Grp - France Telecom »... Qu’elles passent par Paris ou Reims, il est fort probable que ces liaisons écoutées concernent uniquement des communications téléphoniques, nous expliquent de nombreuses sources.
L’un des documents en possession du député autrichien, un e-mail échangé en 2005 entre un employé télécoms et un agent allemand, mentionne en effet une transmission en fibre optique avant tout utilisée aujourd’hui pour les appels (pour les plus pointus, il s’agit de STM-1). En pratique, cela veut dire que les appels passés entre la France et l’Allemagne ont de forte chance de passer dans ces tuyaux bien précis.
Même si, tempère le consultant réseau Clément Cavadore, des communications internet pouvaient également y transiter à cette époque.
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A en croire un autre consultant, Jérôme Nicolle, ce genre de câble a la capacité de supporter « 2 048 appels simultanés ».
Attention : il ne s’agit non pas de numéro de téléphone, mais bien de communications passées à l’instant T. Pris comme ça, pouvoir suivre en même temps 2 000 appels passés entre la France et le Pakistan par exemple, semble largement suffisant, poursuit l’expert.
Par ailleurs, contrairement à Internet, les appels téléphoniques empruntent le plus souvent une seule et même route, qui change rarement, du fait de la difficulté de leur mise en place. Ce qui facilite les choses, poursuit Jérôme Nicolle :
« Il suffit d’avoir une liste d’opérateurs et les routes de leurs trafic. »
De même, contrairement à une part toujours plus importante du trafic internet, les communications téléphoniques internationales ne sont pas chiffrées. De quoi faciliter, donc, largement le travail d’écoutes.
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Pour y parvenir, l’opérateur dérivait directement le trafic des lignes scrutées vers le siège du BND, à Pullach, au sud de l’Allemagne. Il n’est pas si difficile d’y parvenir, expliquent nos interlocuteurs : il suffit d’installer des dispositifs sur la ligne (certains coûtent dans les 6 000 euros) afin de capter une partie de l’information qui circule dans la fibre optique. On appelle cela des « splitters », et ce sont des équipements similaires à ceux utilisés... par la NSA, pardi.
Dans une vidéo promotionnelle de l’équipementier, un représentant d’Alcatel en fait une démonstration très claire (vers la deuxième minute).
Problème : il est difficile de détecter de tels appareils.
De nombreux observateurs, comme Stéphane Crozier, délégué syndical chez Orange, affirment pour commencer que si la surveillance se fait à l’autre bout de la liaison, chez l’opérateur étranger avec lequel on s’interconnecte, il est impossible d’en connaître l’existence.
Et même dans les cas où cette intrusion est repérée, les indices sont maigres. Jérôme Nicolle :
« Il y a des micro-coupures et des variations de la puissance. C’est surveillé par les opérateurs mais tout cela peut provenir d’anomalies très courantes : il suffit qu’une racine d’un arbre vienne un peu trop appuyer sur un câble longeant une rivière pour que ces modifications se produisent. »
Des appareils (les réflectomètres) peuvent tout de même vérifier où se situe l’anomalie, et sont d’ailleurs indispensables aujourd’hui pour gérer des réseaux de fibre optique. Encore faut-il que France Télécom ait détecté ces variations. Et ait pris la peine d’en vérifier, ensuite, la source.
Certains équipementiers militaires procèdent aujourd’hui à cette vérification en temps réel. Et proposent des appareils pour couper l’intrusion dès qu’elle est repérée (c’est le cas dans la vidéo d’Alcatel). Mais le dispositif est moderne et coûteux. Donc a priori peu répandu en dehors d’infrastructures critiques. »
Mon Jun 8 15:43:17 2015 - permalink -
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http://rue89.nouvelobs.com/2015/06/07/milliers-communications-francaises-ecoutees-les-allemands-259581