De la poudre de lait dégraissé, de la haute pression pour faire éclater les globules de gras, une flopée d'additifs… Et, au fond de la yaourtière, des marges crémeuses à souhait.
Huit milliards ! C’est le nombre de pots qu’engloutissent chaque année les Français. L’Hexagone est la patrie du yaourt. Nos 15 kilos annuels par tête de pipe représentent sept fois la consommation moyenne des autres habitants de la planète ! Pourquoi un tel appétit ? Les experts, qui s’épuisent en hypothèses, soulignent que la France est aussi championne de l’ingestion de fromage. Nébuleux mystères lactés…
Pour nous faire engloutir toujours plus de yaourts, le lobby laitier nous martèle, par exemple, que, ce presque dessert, c’est bon pour les os. Mouais… Là où un yoghourt nature affiche 188 mflligrammes de calcium, au maximum, pour 100 grammes, les amandes en recèlent 248 et la sardine en boîte près de 400 !
Même battage à propos du côté naturel du produit. Sauf que neuf yaourts sur dix ne sont pas fabriqués avec du lait frais tout droit sorti du pis de la vache, mais avec de la matière première lactique reconstituée… Ainsi, le yoghourt industriel contient jusqu’à 10 % de poudre de lait dégraissée — cet ajout protéiné qui donne le « yaourt cantine », ultraferme et blanc connue neige. Exit, la goûteuse peau de lait des yoghourts tradi, que la grande distrib a décrétée non grata parce qu’elle fripe et jaunit.
Cinquante nuances de lait
Moins chère encore, et dotée des mêmes propriétés : la protéine de lactosérum, un « déchet » de fabrication que l’industrie fromagère utilise à l’envi. Une fois « déprotéiné », ce résidu est recyclé dans les biscuits, les laits infantiles, les produits de régime ou l’alimentation pour bétail. Avec 562 000 tonnes par an, la France en est le premier exportateur mondial. Encore un record !
En plus d’être « standardisé », le lait pour les yaourts d’usine est homogénéisé — autrement dit, soumis à très haute pression (200 bars). Le but de la manip ? Faire éclater les globules de gras afin qu’ils restent emprisonnés dans la matière blanche et que le consommateur n’ait rien à égoutter… Une pratique qui fait bouillir les producteurs artisanaux. « On modifie la nature des molécules du lait sans avoir jamais vraiment étudié les effets sur la santé », s’emporte ainsi Marie-Laure Marilleau, fabricante de yaourts bio fermiers à Sonnac (Charente-Maritime). Pour alimenter notre fringale, les industriels déclinent aussi à l’infini les variétés de yaourts. Pas moins d’une cinquantaine de nouvelles références sont ainsi mises en rayons chaque année. Il est vrai que sortir une nouveauté est un jeu d’enfant : il suffit de modifier un chouia le taux de protéines ou de sucre dans une variante « ferme » ou « brassée » pour faire terroir.
A devenir chèvre
Avec les yaourts aux fruits, c’est encore plus fastoche : on ajoute fraises, cerises, abricots, en couches ou mélangés, avec ou sans morceaux… Surtout, on utilise des additifs pour « texturer », colorer et aromatiser à moindres frais. Depuis 1988, un décret interdit l’ajout de colorants, épaississants et autres correcteurs d’acidité. Mais les multinationales du lait ont trouvé l’astuce : au lieu d’être délayés dans les yaourts, les additifs sont incorporés en amont dans les préparations de fruits. Le magazine « 60 Millions de consommateurs » (avril 2018) a ainsi décelé jusqu’à sept additifs dans un produit de grande marque. On touche le fond (du pot) !
Cerise sur le lactose, sortir un nouveau produit permet de justifier un prix plus élevé que celui des marques de distributeurs, qui trustent déjà 60 % des yaourts nature. « Le but est aussi de freiner l’accès à un marché annuel de presque 2 milliards d’euros aux fabricants artisanaux, de plus en plus nombreux », avoue froidement un directeur marketing bossant dans l’agroalimentaire.
Avec 4 % de marge, le yoghourt est, mine de rien, le produit le plus rentable du rayon laitiers, après les laits infantiles. D’autant que les grands producteurs — Lactalis, Danone, Sodiaal — récupèrent, en dégraissant le lait, 40 000 tonnes de crème par an, et autant de beurre, dont le prix, en une année, a doublé, pour atteindre 3 000 euros la tonne. Ça en fait, du gras !
Pour soigner leurs bénefs tout en contournant la réglementation française, qui n’autorise, dans l’appellation « yaourt », que deux ferments lactiques (Lactobacillus bulgaricus et Streptococcus thermophilus), les industriels ont inventé les yoghourts à boire ( lire encadré) : des laits fermentés, ensemencés avec d’autres bactéries, qui ne méritent donc pas officiellement le nom de « yaourts » mais sont pourtant vendus comme tels.
Seule et récente contrariété : une partie des consommateurs boude désormais le lait de vache. Ni une ni deux : les fabricants ont garni les linéaires avec des yaourts au lait de brebis ou de chèvre. L’engouement, porté par la mode du yaourt grec, ne tarit pas. Alors que les ventes de yoghourts classiques stagnent depuis dix ans, celles de laits fermentés de chèvre et, surtout, de brebis s’envolent : plus de 30 % pour le yaourt à la grecque. Vendu jusqu’à 8 euros le kilo, ce dernier est encore plus rentable que celui préparé au lait de vache (1,65 euro le kilo). De quoi bêler de joie.
Pour les nutritionnistcs, c’est un cauchemar liquide. Lancé par Yoplait (Sodiaal) en 1974 avec sa marque Yop, le yaourt à boire a fait des émules. En France, il s’en vend plus de 70 000 tonnes par au. Youpi ! Sauf pour la santé… Les bouteilles sont bourrées d’additifs et, surtout, de sucre — jusqu’à deux morceaux (soit 12 grammes) pour 185 grammes de yaourt. Autant de calories absorbées sous forme liquide que le cerveau n’arrive pas, pour cette raison, à comptabiliser.
C’est ce qui s’appelle avoir du yaourt dans la tête ?
Dans le Canard enchaîné du 12 septembre 2018.