Excellent papier qui résume tous les problèmes de la loi pour une prétendue lutte contre la haine sur Internet actuellement débattue au Parlement (le Sénat se prononcera à la rentrée). Justice privatisée qui devra affirmer sans nuance ce qui est bien ou mal. Simulacre de justice confiée à des travailleurs à la tâche précarisés et démunis de protection sociale. Sanction a priori, alors que le citoyen a encore rien fait, donc déresponsabilisation du citoyen. Aucune prise de risque de la part des sociétés privées (car c'est contraire au profit) donc étouffement de la liberté d'expression. Quid de l'expression floue (détestation, aversion, recherche d'une vérité pas encore établie, idées alternatives comme le fut le protestantisme, apologie) ?
Que ceux qui sont pour la haine sur Internet lèvent la main ! La proposition de loi de la députée LRM Laetitia Avia ne peut faire que l’unanimité. Lutter contre la cyber-haine, le racisme, l’anti-sémitisme, le sexisme, l’homophobie, l’apologie du terrorisme, bref, adopter une position ferme pour le bien contre le mal ne risque pas de soulever une levée de boucliers. Et pourtant ! Ce texte, que Macron lui-même appelait de ses vœux, constitue une effarante régression du droit de la presse et de la communication, et tourne le dos à près d’un siècle et demi de tradition juridique et politique.
Le constat s’impose à tous : Internet, ou plus exactement les réseaux dits « sociaux », charie des monceaux d’ordures, et les pouvoirs publics se montrent incapables d’endiguer le flot immonde. La justice, quand elle est saisie, n’en peut mais : elle apporte une réponse deux ans après. Le temps pour le message litigieux de faire cent fois le tour de la terre et de se dupliquer à l’infini. D’où l’idée géniale, bien dans l’air ambiant libéral, de confier au privé, et plus précisément aux grands opérateurs de la Toile, le soin de s’autoréguler. Ils ont déjà les centaines de milliards, bientôt leur monnaie, demain leur justice. La loi leur imposera de retirer, sous 24 heures, tout message au contenu « manifestement » illicite. Et ce sous peine d’amendes potentiellement colossales.
Tous les lieux où les humains se réunissent et tous les supports sur lesquels il est possible d'écrire ont toujours charrié des propos orduriers. Le bar populaire du 20e siècle était de ceux-là. Le web, par éclatement des bulles relationnelles, rend cela visible aux élites alors que le bar était fréquenté par des habitués dont ils ne faisaient pas partie. Le bureau du 21e siècle charrie du harcèlement moral et de la prose fleurie. Internet charrie plus loin et plus longtemps ? On reparle de l'antisémitisme du 19e et du 20e siècles ? C'était dans toute l'Europe, durant des décennies !
Que va-t-il se passer ? Les grands réseaux ne sont pas exactement des philanthropes. La logique économique commande d’éviter les ennuis, les procès, les amendes. Et donc d’écarter préventivement les messages possiblement litigieux. Principe de précaution, en quelque sorte… Il se trouve que les informaticiens savent très bien installer des filtres sophistiqués qui font le travail automatiquement, grâce à des « algorithmes », nouvelles divinités du Net. Exit les messages « de haine ». Mais quid des messages de détestation ? d’aversion ? de polémique ? Le résultat, inévitable, sera le nivellement, le rabotage, le rabaissement au plus petit dénominateur. C’est déjà ce que l’on observe en Allemagne, où une loi a été adoptée en 2017, qui a largement inspiré le texte français.
Haha, le mythe de la recherche des propos litigieux par des logiciels informatiques. Il est vrai… en partie. Mais les logiciels de censure, comme ceux de reconnaissance vocale, seront assistés par des travailleurs du Sud, précaires, sous-payés, démunis de protection sociale. C'est cela, que cette future loi encourage !
Revoilà la censure, revoilà Anastasie, vêtue des habits neufs de la high-tech. Et qui tiendra les ciseaux ? Les géants du Net, chargés de dire le bien et le mal, le vrai et le faux, le licite et l’illicite. Depuis cent trente-huit ans, la grande loi de 1881 nous protégeait de ce délire. En posant deux principes intangibles. Primo, personne, aucune autorité — et aujourd’hui aucun algorithme — ne peut s’opposer à la publication des pires insanités. La répression s’exerce après publication, pas avant.
La Cour européenne des droits de l’homme répète d’ailleurs que la liberté d’expression implique le droit de publier des opinions « choquantes ». Et, en cas d’abus, l’ auteur doit en répondre, c’est le second principe, devant le juge.
Système inadapté aux temps modernes, à la rapidité d’Internet et à l’anonymat des diffuseurs de « haine », objectent les partisans de la réforme. Pourquoi donc les cadors de l’informatique, capables de concocter les plus savants algorithmes, seraient-ils incapables d’assurer la traçabilité des messages litigieux ? La loi de 1881 prévoit une chaîne de responsabilité, de l’éditeur à l’auteur, jusqu’au vendeur, en passant par l’imprimeur. Selon le même principe, les réseaux sociaux pourraient échapper à leur responsabilité en livrant l’identité de l’émetteur d’un message insupportable. Lequel auteur pourrait alors être poursuivi et condamné.
L'inadaptation aux temps modernes est une farce… Quid de l'imprimerie en plomb qui, par sa vitesse de copie des livres, permet à plus de monde de lire et d'écrire des insanités comme la prose des protestants (elle était considérée comme cela par l'église catholique) ?! La loi de 1881 découla du nouvel axiome posé par l'imprimerie à plomb : tout le monde peut s'exprimer. On avait pris conscience que tout le monde pouvait écrire, un peu moins se faire publier et être commercialisé.
La traçabilité de la majorité des auteurs est possible, oui. Pour la minorité, elle a toujours existé, même du temps du privilège royal d'impression. Une minorité fraude le fisc. Une minorité tue. Une minorité viole. Une minorité…
Attention cependant à ce que nous nommons identité : s'il s'agit de l'adresse IP, à laquelle le fournisseur d'accès à Internet (Orange, Free, SFR, etc.) saura associer une identité d'état civil, on est bon. Si l'on entend que les sites web (comme Facebook, Twitter, Google, etc.) devraient disposer de l'identité d'état civil de leurs utilisateurs, on fait fausse route, car ce serait, là encore, accorder un pouvoir régalien à des sociétés privées (comme la création monétaire par les banques privées, et l'on voit ce que ça donne : un amas de dettes bidonnées prétendument impossible à purger).
Oui, mais dans des années. Au regard de ces nouveaux enjeux, le budget nécessaire pour obtenir une réponse pénale rapide est dérisoire. Le pouvoir politique, qui s’apprête à déposséder la justice de sa responsabilité, ne lui a jamais donné les troupes et les moyens de remplir sa mission. On affame la bête avant de la déclarer trop maigre pour le service.
Et c'est pourquoi cette future loi de lutte contre la haine sur Internet est une mauvaise solution à un vrai problème : le cadre légal existe, mais il n'y a prétendument pas les sous pour le faire appliquer, alors on a choisi une solution au rabais pondue par des sociétés privées, sans vouloir admettre que l'on leur octroie des pouvoirs de Justice.
Exit le juge, au revoir la liberté, bienvenue dans le monde merveilleux policé par les géants du Net et leur discours bien net.
Dans le Canard enchaîné du 10 juillet 2019.