Très bonne synthèse vulgarisée de ce qu'est le marais de la propriété intellectuelle et des conséquences qu'elle a sur nos sociétés. À lire absolument.
« La propriété intellectuelle ne parle pas seulement d’un auteur/un inventeur et de l’argent qu’il va gagner avec son œuvre/son invention. Elle est le fondement juridique du système technique, c’est-à-dire que son dysfonctionnement est une cause indirecte des difficultés économiques mondiales, de la crise climatique et de l’état d’urgence. Réformer la propriété intellectuelle serait amorcer un pas dans le bon sens.
[ NDLR : exemple : les brevets et les patent troll comme frein à l'innovation donc à l'économie. ]
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ans la vie de tous les jours, nous aimons savoir que ce que nous avons acheté (ou loué, ce qui est une forme de propriété contractuelle) nous appartient : nos vêtements, nos gadgets, nos biens culturels, nos véhicules, nos logements. Tout comme les entreprises aiment savoir qu’elles possèdent bien leurs locaux, leurs machines, leurs stocks, etc.
Mais à cette propriété matérielle s’en est rajoutée progressivement une seconde, que nous appelons immatérielle, qui vient restreindre les droits que le propriétaire possède sur ce qu’il a acheté. Nous ne pouvons pas reproduire librement le dessin de nos vêtements ni organiser une projection publique du DVD fraîchement acquis, pas plus qu’une entreprise ne peut reproduire à sa guise une innovation servant de base à un produit ni se servir de la photo d’une œuvre d’art pour vendre des cartes postales. Non, car il existe la propriété intellectuelle, le droit de propriété des œuvres de l’esprit.
La propriété intellectuelle est une part du droit de la propriété matérielle et immatérielle, mais du fait de l’évolution des techniques et de l’économie – le pouvoir passant du capital à la technique – elle en est devenue la part principale.
On peut distinguer deux composantes de la propriété intellectuelle, toutes suffisamment limpides dans leurs déclinaisons pour ne pas rentrer dans les détails :
* d’une part la propriété intellectuelle industrielle, composée des brevets, marques, dessins et modèles ;
* d’autre part la propriété intellectuelle littéraire et artistique, composée des droits d’auteur, droits voisins, droits des bases de données et logiciels.
Ainsi par exemple l’article L.111-1 du code de la propriété intellectuelle stipule clairement que l’auteur dispose, du seul fait de son acte créateur, d’un monopole sur son œuvre et sur tous les usages qui peuvent en être faits, hormis sur quelques rares et nécessaires exceptions autorisées par la loi.
C’est le principe de la paternité, au sens ici supérieur à celui de propriétaire en ce sens qu’en droit français la paternité est inaliénable, et procure donc des avantages définitifs, et d’autres cessibles.
Ce monopole nous conduit donc logiquement à ce que l’article L.122-4 stipule qu’aucun usage, même dérivé, ne peut être fait sans le consentement explicite de l’auteur – ou de ses ayants droit –, qui est fondé à exiger une rémunération en échange de son accord.
C’est cet article qui, l’air de rien, vient surpasser le droit de propriété matérielle en rappelant subrepticement que, derrière tout ce qui est produit dans la société technicienne, il y a un auteur ayant produit une œuvre de l’esprit, et qui a donc de facto un monopole sur l’usage de cette création, auquel il n’a renoncé que partiellement contre les espèces sonnantes et trébuchantes que vous lui avez versées.
Le principe est le même pour la propriété industrielle : le brevet, la marque, les dessins et modèles ne sont que des déclinaisons de ce principe. Le droit français a par la suite rajouté des droits dits voisins à des personnes n’ayant pas participé directement à la création, mais qui sont quand même liées à l’œuvre, tandis que le droit des bases de données et logiciels pallie les lacunes d’une loi qui a du mal à gérer les auteurs multiples d’une œuvre.
Tout ceci pour dire que tout ce que vous possédez n’est pas à vous, mais à la personne qui en a la paternité, c’est-à-dire qui a eu l’idée de votre bien et l’a concrétisé, ou, hélas, celui qui parfois a le premier eu l’idée de déposer une exclusivité sur ce qu’il a découvert.
Dans leur bien nommée chronique Copyright Madness, Lionel Maurel et Thomas Fourmeux relèvent les pires exemples d’abus de la propriété intellectuelle pour montrer l’absurdité de ce monopole dans certaines situations qui, hélas, recouvrent trop souvent par extension tous les aspects de la vie quotidienne.
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Et la liste pourrait continuer ainsi très longtemps, tant l’imagination des ayants droit quand il s’agit de grignoter le droit de propriété de leurs clients ne connait pas de limite. Toutes ces entreprises, souvent bien connues du grand public, se servent de la propriété intellectuelle comme d’une arme envers leurs concurrents, leurs clients, les Etats.
Tout d’un coup, le combat pour savoir si le journal d’une jeune juive morte dans un camp de concentration nazi parait moins futile. Ce n’est plus le combat d’arrière-garde d’une poignée d’idéalistes, mais la lutte entre ceux qui voudraient garder les plus belles créations de l’humanité à part et des partisans d’une société capable de mettre à disposition de tous l’art et le savoir, mais aussi de contrôler les innovations et leur diffusion.
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Dès lors, en tant que technique juridique, dont le but est de rationaliser la propriété en fonction de la paternité et de ses transferts contractuels, la propriété intellectuelle est clairement un outil d’aliénation au service du système technicien.
Une fois au courant de l’étendue de ses pouvoirs, il devient difficile de l’ignorer, de ne pas se rendre compte qu’elle est tout simplement dans tout ce qui nous entoure. Hormis ce que nous produisons nous-même, il est devenu commun que ce que nous possédons matériellement ait un autre propriétaire immatériel.
La concurrence ne se fait plus à grands coups d’investissements permettant de produire plus ou mieux, de réduire les coûts et de surpasser la concurrence, non, elle se fait désormais à travers des accusations de violation de brevets, des rachats de licence et des subterfuges juridiques.
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L’essence même du système technicien dans le monde économique est le développement de secteurs non productifs dans les entreprises tels que le marketing, les ressources humaines et donc la veille juridique. Tous découlent de techniques particulières permettant d’améliorer le fonctionnement dans l’entreprise dans le cadre d’une société fortement technicisé, et sans lesquelles l’environnement de travail serait aussitôt dégradé, car soumis à des aléas.
Mais entre toutes, la propriété intellectuelle est clairement la plus importante, puisqu’elle peut permettre d’interdire la production ou la commercialisation d’un produit, voire affecter son coût ou ses modalités d’utilisation. Elle contraint totalement les biens et services modernes, sans qu’il soit devenu possible de lui échapper. Considérons que même les artistes ne peuvent plus faire ce qu’ils veulent de leurs œuvres une fois qu’ils ont signé avec un éditeur ou une société de gestion de leurs droits !
Et l’avenir s’annonce sombre. Certains – notamment le romancier français Alain Damasio [PDF] – s’amusent à imaginer que les mots que nous utilisons au quotidien pourraient être restreints car brevetés par des marques, tandis que nous devrions payer des royalties pour les vêtements de marque que nous porterions. Après tout, le premier n’est que la suite logique de la vulgarisation de certaines marques devenues noms communs, tandis que le second exemple est déjà ce que nous vivons à travers certains abonnements à des produits ornés d’une pomme...
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L’un des principaux arguments contre le communisme était la nationalisation des biens privés, qui revenait à annuler la propriété privée au profit d’une propriété collective. Mais avec le système technicien, c’est bien plus pervers, puisque la propriété intellectuelle permet d’outrepasser la propriété privée pour accorder plus de droits à un second propriétaire, celui-là même à qui un bien a été acheté et qui peut ultérieurement décider à la place de son client. La propriété privée est alors confisquée au profit d’une propriété financière., rendue possible par l’intermédiaire de la technique.
[ NDLR : exemples :
http://www.nytimes.com/2009/07/18/technology/companies/18amazon.html?_r=0 - Amazon qui a retiré des ebooks achetés (légalement, tout bien et tout) directement *dans* les Kindle de ses clients. Même chose pour les ordiphones ou Microsoft et Apple décident en monopole des logiciels qui seront disponibles sur leur magasin d'applications. ]
D’ailleurs, bien que ses arguments n’aient pas convaincu le gouvernement américain, General Motors a essayé de démontrer l’an passé qu’il possédait encore les voitures qu’il avait vendues, puisqu’il possédait un copyright sur le code source du logiciel embarqué, de sorte qu’il pouvait imposer une liste de réparateurs agréés. De là à dire que tous les brevets autorisant la production d’un bien sont un titre de propriété intégral, malgré la vente, il n’y a qu’un pas qui peut être franchi très vite...
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Dans une société technicisée comme la nôtre, où la maîtrise de l’information est la clé, la propriété intellectuelle est devenue un véritable outil de contrôle, c’est-à-dire d’interdiction et de censure. Et inutile de croire en l’Etat, lui-même est déjà empêtré dans les rets juridiques qu’il a trop imprudemment tissés autour de lui sur les bons conseils des ayants droit. La bataille se joue désormais entre les citoyens et les partisans du monopole intellectuel.
Dès lors, le devenir du journal d’Anne Frank et de son élévation au domaine public nous rappelle que le monopole d’une œuvre, qu’il s’agisse d’art, de marque, de découverte ou autre, est un enjeu évidemment financier, mais aussi et surtout politique. C’est une source de pouvoir, celui qui dirige nos sociétés, c’est-à-dire nos existences. Militer pour le domaine public et la réforme de la propriété publique, c’est militer pour une existence plus libre, une existence moins dépendante des entreprises et des Etats.
Et reste cette question lancinante : contrôlons-nous vraiment ce que nous achetons ? »
Via
https://twitter.com/RemiMathis/status/688304268139458560 RT par Stéphane Bortzmeyer.