Fragiles, vandalisées, fabriquées en Chine dans les mêmes conditions précaires et douteuses que tout le reste, reposant sur des métaux dont nous manquerons un jour et qui sont extraits sans respect de l'environnement et des droits humains, mises en circulation par des sociétés commerciales qui ont recours au micro-travail précaire et sous-payé pour les recharger… Joli paysage.
Ne sont-elles pas merveilleuses, ces trottinettes électriques qui, depuis un an, déferlent sur Paris et les grandes métropoles ? Elles filent sans bruit à 25 km/h. Elles se faufilent sur les trottoirs, les couloirs de bus, les pistes cyclables. Elles sont silencieuses. Elles nous font retomber en enfance. Ah, les sourires ravis des adultes chevauchant leur engin sur le méchant bitume de la ville ! Paris en compte actuellement dans les 20 000, et ce n’est qu’un début — le double est prévu avant la fin de l’année. Bien sûr, pour s’en servir, il faut disposer d’un téléphone portable. Mais qui n’en a pas, à part trois olibrius égarés ?
Vous téléchargez l’appli de l’opérateur de votre choix (à Paris, pas moins de douze sociétés se disputent le marché). Elle vous indique la trottinette la plus proche. Un peu de marche à pied, quelques tapotages, et hop ! pour 1 euro, la voilà débloquée et, pour 15 à 25 centimes par minute, vous circulez où bon vous semble. Le trajet est fini ? Vous la flanquez dans un coin, et adios ! Le bonheur.
Le hic, c’est que, derrière leur apparence « fun, ludique et résolument tendance », se cache une réalité plus dérangeante. Pas seulement en matière de sécurité et de santé publique (les accidents à foison, les deux morts à Paris, la timide reprise en main par les pouvoirs publics, avec amende de 135 euros pour qui fonce sur un trottoir, et casque obligatoire pour les 8-12 ans)…
Toutes ces trottinettes sont fabriquées en Chine, pays où ne s’épanouissent guère, comme on le sait, le dialogue social et les salaires confortables. Toutes ont une durée de vie des plus courtes. Pas plus de trois mois, après quoi elles filent à la casse, comme l’a relevé une récente étude du Boston Consulting Group. Un vrai record d’obsolescence ! Un peu gênés, les opérateurs jurent qu’ils vont s’efforcer de les faire durer au moins, tenez-vous bien, neuf mois…
Je suis surpris par ce chiffre. J'ai vérifié : les causes de cette obsolescence sont la fragilité inhérente de la trottinettes et le vandalisme. J'aimerais bien avoir les stats des vélos partagés, pour comparer. Notons qu'une trottinette parisienne est amortie en 3,8 mois en moyenne (source)… soit après sa durée de vie, ce qui fait que les opérateurs ne sont pas à l'équilibre financier… Aux États-Unis, la durée de vie moyenne d'une trottinette partagée est de 28 jours. :O
Toutes fonctionnent avec des batteries lithium-ion, lesquelles s’altèrent rapidement, et dont les 3 kilos (au minimum) sont composés d’un savant mélange de nickel, cobalt, aluminium, lithium, cuivre, manganèse, — métaux dont les conditions d’extraction ne sont généralement pas un modèle de respect de l’environnement. Bref, la trottinette électrique n’a rien d’écolo.
L'extraction de ces métaux n'est pas non plus un modèle de respect des droits des salariés… Sur ces deux points, (re)voir Cash investigation - Les secrets inavouables de nos téléphones portables, par exemple.
Ce n’est pas tout : pour recharger les batteries, les opérateurs font appel à des particuliers. Tous sont des travailleurs précaires qui, chaque soir, embarquent des trottinettes pour les emmener dans un local où ils les rechargent pendant trois heures — avec de la bonne électricité nucléaire. « Libération » (ll/5) a raconté leurs folles cadences quotidiennes, les centaines de camions qui tournent dans Paris entre 18 heures et 3 heures du matin, leurs guéguerres… Et tout ça pour des clopinettes.
La trottinette cache bien son jeu…
Dans le Canard enchaîné du 19 juin 2019.