Comment expliquer qu’il y ait désormais de très puissants et très actifs producteurs d’ignorance ? Des entreprises, des gouvernements qui se donnent beaucoup de peine pour dissimuler les faits et enfumer le populo ? Philosophe et directeur scientifique de Sciences-Po Paris, Bruno Latour les appelle les « élites obscurcissantes » (1). Et pose l’hypothèse qu’on ne comprend rien à ce qui se joue actuellement sur la scène politique mondiale « si l’on ne donne pas une place centrale à la question du climat et à sa dénégation ».
Latour persiste et signe (2) : selon lui, les classes dirigeantes ont compris avant les autres que nous étions entrés dans un nouveau régime climatique et que, si elles voulaient survivre à leur aise, « il ne fallait plus faire semblant, même en rêve, de partager la terre avec le reste du monde ». Sinon, comment expliquer, par exemple, qu’au début des années 90 la compagnie ExxonMobil, après avoir publié d’excellents articles scientifiques sur les dangers du changement climatique, ait pris sur elle d’investir massivement « à la fois dans l’extraction frénétique du pétrole et dans la campagne, tout aussi frénétique, pour soutenir l’inexistence de la menace » ?
Ayant compris qu’il leur serait impossible de partager ce monde (du moins, les quelques territoires qui en ce monde resteront vivables) avec les masses — et, surtout, avec les masses « de couleur » chassées de chez elles — les « élites obscurcissantes » ont décidé de se débarrasser au plus vite du fardeau de la solidarité — d’où, partout, les coups de boutoir de la dérègulation, et l’explosion des inégalités. Donald Trump, dit Latour, a « beaucoup clarifié ces questions » en se retirant, le 1er juin dernier, de l’accord de Paris sur le climat. Ce retrait signifie, contre toute vraisemblance, que le réchauffement climatique n’existe pas. C’est comme si Trump déclarait : « Nous, les Américains, n’appartenons pas à la même Terre que vous. La vôtre peut être menacée, la nôtre ne le sera pas. »
Mensonge, bien sûr, cette idée que les Etats-Unis peuvent s’isoler dans une forteresse et ne plus laisser passer ni réfugiés ni cyclones. Mensonge qui permet le business as usual, l’extraction de gaz de schiste à gogo et le maintien suicidaire de ce way of life que Bush père avait, dès Rio 92, décrété « non négociable »… Comment se prétendre réaliste quand on l’est si peu ? « Comment appeler matérialistes des gens capables de glisser par inadvertance dans une planète à + 3,5 ou qui infligent à leurs concitoyens d’être les agents de la sixième extinction ? »
On ne cesse d’opposer économie et écologie, dit Latour. On nous somme de choisir entre l’homme et la nature… Et de rappeler que l’homme en fait partie, de la nature ! Et de trouver « génial » le slogan des zadistes : « Nous ne défendons pas la nature, nous sommes la nature qui se défend. »
Un directeur d’études à Sciences-Po qui ne prend pas les zadistes pour des rigolos, tiens, tiens. ..
Plus jeune, je m'étais fait la même réflexion, mais, d'une part, les inégalités, l'envie d'écraser son prochain, la quasi absence de solidarité étaient présentes bien avant la connaissance qu'un changement climatique était en cours : une première vague de dérégulation a eu lieu au début du 20e siècle tandis que l'envie d'écraser son prochain trouve de nombreux échos dans l'histoire (seigneurs/serfs, esclavagisme, guerres, etc.). De plus, rien ne montre que l'obscurantisme d'aujourd'hui est plus conséquent que l'obscurantisme d'hier.
D'autre part, les mécaniques de notre monde actuel s'expliquent sans invoquer un quelconque complot : avidité et individualisme (croyance que soi vaut mieux que tout le reste du monde et qu'on peut vivre tout seul tout le temps) inscrits dans le patrimoine génétique de l'animal « humain », la croyance que l'évolution de nos technologies permettra de nous sauver in extremis (c'est toujours le pari actuel des USA), incapacité naturelle du cerveau humain à se projeter dans le réchauffement climatique par manque d'expérience émotionnelle du sujet d'où des décisions inadaptées, intérêt d'hier, d'aujourd'hui et de demain des élites à ce que la masse soit ignorante, passive et soumise, car ça simplifie grandement le maintien au pouvoir.
Dans le Canard enchaîné du 29 novembre 2017.