J’ai repris les cours en janvier sur une « mission » : c’est comme ça qu’on désigne les semaines qu’on passe à imaginer des solutions innovantes pour des grosses boîtes en mal de « digital » (parce qu’en école de commerce, on est digitaux). Et ça commence : la mission est pour une grosse boîte de cosmétiques. Objectif : trouver de nouveaux et nouvelles client·e·s. Notre cible : les millenials européen·ne·s, dans les aéroports.
Dans l’idéal, il s’agit de trouver une solution qui s’appuie sur les données qu’on a sur eux pour leur pousser une offre au bon moment. Tous les moyens sont permis : collecte de données, beacons qui tracent leur déplacement dans l’aéroport, app qui les flique… Pourquoi on fait comme ça ? Parce que les gens voyagent de plus en plus. Parce qu’on sait qu’ils sont plus vulnérables quand ils s’ennuient. Parce qu’on peut faire de belles campagnes de display grâce à ces écrans qui remplacent les affiches. Parce que les produits de beauté se prêtent bien à l’ambiance un peu luxe de l’aéroport et du duty free. Parce qu’une entreprise qui ne croît pas, c’est une entreprise qui meurt, alors il faut toucher de nouveaux et nouvelles client·e·s, à tout prix.
Très bien, sauf que chacun de ces éléments va contre tout ce que je fais au quotidien. Je considère l’avion comme un désastre écologique. Je lutte contre les injonctions à la beauté, la plupart du temps je ne me maquille pas, je ne m’épile pas. Je lutte contre la collecte de données et le profilage qui cherche à nous atteindre dans nos moments de vulnérabilité. Je rage sur la consommation électrique de ces centaines d’écrans qui sont installés dans les métros, les gares, la rue, à un moment où la tendance générale devrait être à la décroissance si on voulait avoir une infime chance de limiter notre impact environnemental.
Et je me retrouve à écouter, concevoir et présenter des plans marketing sur la base suivante : puisque ces tendances existent, il y a de l’argent à faire dessus. Je le fais parce que c’est là-dessus que je suis évaluée, parce que finalement, ce n’est qu’un jeu, on joue aux consultant·e·s et ils jouent au comex, alors ça ne compte pas vraiment… Mais je ne crois pas qu’on puisse impunément jouer au consultant, tous les jours, sans que ça ait un impact sur la façon dont on appréhende le monde. Et même si je hais la solution que je leur propose, je me rends compte que je n’arrive pas à ne pas défendre sa pertinence quand on la remet en question au jury d’évaluation. Même si, de fait, cette proposition est aux antipodes de la société idéale que je projette (si tant est que j’en projette encore une).
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C’est pour cela que je parle de dissonance cognitive. On m’évalue avec la règle tacite suivante : « comment maximiser le retour sur investissement dans telles et telles conditions ». Le présupposé : changer les conditions n’est pas une option. Même si elles te débectent. Le travail des consultant·e·s, c’est de transformer les conditions et les tendances en opportunités de croissance, et peu importent les conséquences. Exit le recul critique, exit la réflexion sur ce que ça fait de nous en tant que personnes. Un autre point : on travaille systématiquement en groupe. Insidieusement, ça force à limiter la critique et à agir de manière à ne pas trop ralentir la marche du projet. On peut se plaindre, mais pas trop – personne n’a envie d’être là de toute façon, que ce soit par flemme ou par désintérêt.
Alors, en quatre ans, je me suis résignée, d’autant que je sais qu’il y a de grandes chances que le reste du groupe ne partage pas mes idées. Si quelqu’un les partage, c’est peut-être pire encore, puisqu’on se retrouve à se regarder l’un l’autre abdiquer sans même avoir combattu. Et voir l’autre abdiquer valide sa propre abdication. À quoi bon avoir des pudeurs de gazelles pour bien montrer que « non, non, nous on n’est pas comme ça ». Peu importe ce que tu es, tu participes. Qu’est-ce qu’on va faire, se mettre en grève scolaire pour absence d’éthique du capitalisme ?
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Deux réponses qu’on me fait souvent, c’est que je suis là pour « apprendre à connaître l’ennemi», une sorte de cinquième colonne qui paierait de sa personne pour mieux détruire le système de l’intérieur. Et la deuxième, un peu dans la même veine, c’est que ce que j’apprends ne me conditionne pas, et que ce n’est qu’un socle clos de connaissances sur des domaines variés (marketing, finance, etc). Ça ne m’empêche pas d’agir selon mes principes et mes valeurs. Spoiler : ce n’est pas aussi simple.
Il n’y a pas de cinquième colonne. Parce que la revendication principale de ce système c’est l’absence d’idéologie – rien de mieux pour couper l’herbe sous le pied de la cinquième colonne. Faire comprendre que le pragmatisme est une idéologie en soi, c’est long, et dans 99% des cas, ça revient à mettre de grands coups de poings dans un bloc de gelée indifférent. C’est facile, ça ne fait pas mal. Mais ça n’a aucun impact. Tu peux frapper aussi fort que tu veux, la gelée absorbe le coup, se déforme légèrement le temps de l’impact et revient à son état initial. Tu ne t’es pas fait mal, mais tu t’épuises rapidement, sans aucun résultat.
Quant à considérer ces années en école comme un socle de connaissances neutres, ça ne fonctionne pas non plus. Ce qu’on m’apprend, c’est un savoir-être, une manière de penser et d’appréhender le monde. C’est comme ça que l’école de commerce fait son œuvre : elle t’apprend à te résigner devant la sacro-sainte neutralité des « indicateurs», de la « mesure de la performance » ; à passer du souci scolaire au sérieux managérial, avec les conséquences qu’on connaît. Elle sape toute volonté de révolte en te faisant intégrer, vivre les schémas cohérents derrière le système en place, que ce soit l’actionnariat, les dividendes, la gouvernance, les plans sociaux, et j’en passe. En te montrant les rouages, en te mettant en situation, elle te fait comprendre que c’est ce que toi aussi tu aurais fait, que la décision « réduire les coûts», « verser de hauts dividendes » est la décision la plus froidement logique dans ces conditions. Et même si tu tiques, que tu désapprouves, on convoque TINA : il n’y a pas d’alternative. Ou elle n’a pas sa place ici. Le capitalisme, ça se fonde sur le capital, et cette vérité crue s’incarne dans le fait que, majoritairement, l’argent va là où l’arbitrage est le plus favorable. Dans ces conditions, pas de cinquième colonne, plutôt une cinquième roue du carrosse. Et le carrosse, ça ne l’empêche pas d’avancer.
Gros +1.
L’intuition, je l’ai eue assez tôt : si j’ai un smartphone, je n’arriverai pas à le lâcher. Pas de smartphone, pas de problème.
Je suis en cure de désintox de mon ordiphone depuis février (c'est-à-dire que je le laisse complètement à la maison, tous les jours). Il y a quelques jours, j'en avais besoin (tout du moins, je le croyais, une réflexion a posteriori m'a permis d'identifier une autre façon de faire sans ordiphone), donc je l'ai apporté au travail. Lors de la sortie "aller chercher à manger", j'ai constaté que je l'avais machinalement apporté avec moi. Je ne me suis pas rendu compte de mon geste et je n'en garde aucun souvenir. Ce que je voulais faire avec mon ordiphone était fait, je savais pertinemment que personne me téléphonerait ou me smserait à midi (et que si c'était le cas, ça pourrait bien attendre le soir), j'ai aucune application distrayante qui pousse à la consommation (Candy Crush, FB, Twitter, etc.) et pourtant, je l'ai pris, machinalement. Je trouve ça assez effrayant.
[…] Pluuuuuuus. Je l’ai tout le temps, ma batterie dure cinq heures et je réponds à mes mails dans la minute. Aucune limite, pas même la sociabilité de base : il mange avec moi, il ponctue mes conversations IRL. Je désapprends aussi très vite le droit à la non-réaction : si on me demande, c’est toujours crucial, et si je veux parler à quelqu’un, j’attends une réponse immédiate. Tout est à égalité, stages, amis ou activités, tout, sauf mon sens des priorités.
J’ai mis un an à déchanter. Il y avait une app pour tout, sauf pour me faire lâcher mon téléphone, et ça m’épuisait. Et surtout, j’ai découvert Damasio et sa distinction spinoziste pouvoir/puissance vis-à-vis de notre rapport à la technologie. Voici son constat : la technologie m’apporte du pouvoir — le GPS me guide, j’ai toujours la réponse à tout sous la main — mais me retire de la puissance — capacité à m’orienter, capacité à mémoriser les choses par moi-même. Et cet équilibre varie en fonction des individus.
Dans le cas de mon ordinateur, j’étais et je reste catégorique : c’est un outil qui m’empuissante énormément. Dans le cas du smartphone, c’était moins évident. Est-ce que c’était juste pratique, ou est-ce que c’était indispensable ? Et sans téléphone, je savais toujours aller d’un point A à un point B ? Sans accès à mes mails, je retrouvais mes rendez-vous ? Est-ce que je supportais encore de ne pas avoir accès à une information immédiatement ? […]
Mon smartphone, c’était exactement le technococon dont parle Damasio : il me permettait de me sentir en sécurité tout le temps, de satisfaire immédiatement mes besoins, de m’orchestrer un monde sans friction.
On constate le même phénomène dans le métro parisien. Le rapport aux autres est tellement déprimant que les gens se replient sur leur technococon, ce qui intensifie encore la sensation de tristesse. La technologie nous protège, nous parle et nous rassure. C’est notre Big Mother.
– Alain DamasioD’ailleurs, c’est la rencontre avec Damasio qui m’a le plus ébranlée : il vit sans agenda, et sans portable. On avait rendez-vous dans un bar de Marseille, 7h d’aller-retour depuis Paris pour moi, sans aucune certitude qu’il serait là, et sans aucun moyen de le joindre. Juste un gros espoir. Assise à la terrasse d’un café, à le guetter, avec tous mes petits pouvoirs bien inutilement sur la table, et mon impuissance chevillée au corps.
Et je suis arrivée en retard à tous mes rendez-vous — quand je suis arrivée6). J’avais perdu plein de réflexes : enregistrer les numéros importants, noter l’adresse de l’endroit où je vais, lire un plan (bon, en vrai j’ai toujours été nulle, mais la suite va vous surprendre). C’était invivable pour moi et pour les autres : je stressais en permanence d’avoir oublié une information cruciale, je misais sur les WiFi publics avec un succès très relatif, et les gens commençaient à être fatigués de m’attendre. Résultats des courses : l’extrême déconnexion, pas un grand succès. Le shlag, ça fonctionne mieux quand personne n’a besoin de vous joindre.
La déconnexion quasi totale fonctionne quand elle est préparée des mois et des mois auparavant (en apprenant aux gens à te contacter par mail, en expliquant qu'une réponse à une question autre que "on va s'boire un verre ?" peut arriver plusieurs semaines après, etc., etc.) ou quand la personne qui la pratique a une autorité morale suffisante (c'est-à-dire est une personne adorée et/ou une personne consultée pour des problèmes persos, etc.) pour pouvoir se permettre un tel comportement.
[…]
Finalement, ce que je ne veux plus, c’est le technococon : je veux que l’outil reste un outil. Être seule sans angoisser. Être capable de m’orienter sans suivre bêtement mon GPS, supporter de ne pas répondre immédiatement à mes messages, avoir la patience de chercher pendant 20 minutes le nom de ce mec, mais si, tu sais, celui qui a écrit ce bouquin là… J’adhère beaucoup à la théorie selon laquelle ces petits efforts fastidieux, à la fois permanents et insignifiants, nous aident à construire nos briques de mémoire.
Je pense qu'il est sain d'accepter nos imperfections d'êtres humains. On en a tou⋅te⋅s. On nous fait croire que la technologie permet de les lisser voire de les effacer. Tout ça, c'est du bluff. Je suis convaincu que la solution, c'est la tolérance. Savoir que telle personne a une mémoire vacillante et faire avec en lui rappelant gentiment ses engagements. Accepter que cette conversation va échouer car tu es incapable de te souvenir d'un fait ou d'une théorie philosophique qui aurait pu l'alimenter… tans pis, y'aura d'autres conversations, et d'ici là, y'aura le temps de chercher. Accepter qu'autrui ne soit pas à ta disposition en permanence et te réponde des semaines après.
Je me souviens de ce mec, la cinquantaine qui m'expliquait qu'au début des années 80, il n'y avait pas le téléphone dans chaque foyer. En revanche, il y avait des cabines téléphoniques dans les rues (un appel depuis ces cabines coûtaient un bras, mais c'pas le sujet). La semaine, il bossait à 600 km de son lieu de vie, donc de sa douce. Et il m'expliquait qu'il et elle arrivaient à se synchroniser pour se téléphoner, tel jour à telle heure, entre deux cabines. Cette histoire m'a scié et m'a fait prendre conscience à quel point c'est inconcevable aujourd'hui. Justement parce qu'on vit dans la certitude que la technologie nous permettra d'avertir autrui de notre retard alors que le plus simple serait de tenir notre engagement et de tout faire pour arriver à l'heure convenue.
Je veux aussi conserver la friction que m’a enlevée le smartphone. La friction, c’est ce laps de temps luxueux pendant lequel je peux me demander si ce que je suis en train de faire est vraiment nécessaire ou intéressant : devoir taper mon code de carte bancaire plutôt que de l’enregistrer, oublier les événements pas si importants, noter le titre d’un livre au lieu d’aller voir immédiatement de quoi il s’agit, réfléchir au message que j’ai envie d’envoyer. Prendre un peu de recul sur mes actes, et me demander s’ils me retirent ou m’ajoutent de la puissance.
[…] C’est la démarche qui m’intéresse d’abord : réfléchir à ce que m’apportent mes appareils, et à ce qu’ils m’enlèvent. J’y ai beaucoup gagné en sérénité, en capacité à prioriser mes tâches, en capacité aussi à ne pas faire ce qui ne m’intéressait pas. Je ne me sens plus redevable de ma disponibilité auprès de qui que ce soit, mais du coup je tiens mes engagements et je suis à mes rendez-vous. Si j’oublie de faire quelque chose que je n’ai pas pu faire immédiatement, je constate que c’était inutile dans l’immense majorité des cas. Je pense que tout le monde gagnerait à faire cette analyse pouvoir / puissance et réfléchir à ce qu’on fait par automatisme, par facilité ou par besoin.