Pressions de la hiérarchie, logiciel de rédaction des procédures détourné… Des poulets dénoncent un bidouiIlage généralisé des chiffres de la délinquance. Ils en ont ras les plumes !
Encore un règlement de comptes, ce week-end, à Marseille. Bilan : un mort de plus, soit neuf depuis le début de l’année. D’après les statistiques du ministère de l’Intérieur, pourtant, la sécurité dans la ville ne cesse de s’améliorer. En prenant ses fonctions cet été, le nouveau préfet de police a bien pris soin de le rappeler : « La délinquance est en baisse continue depuis 2012. » Et de chiffrer la diminution à « 60 % pour les vols avec violences, 20 % pour les atteintes aux personnes ». Un vrai triomphe !
De quoi inciter Macron à revenir passer ses vacances d’été dans le coin et à rassurer les organisateurs des JO de 2024, qui ont choisi Marseille pour accueillir les épreuves de voile. Mais voilà qu’une trentaine de poulets dela Direction départementale de la sécurité publique des Bouches-du-Rhône — réunis au sein d’un collectif informel — dénoncent une drôle de bouillabaisse dans les statistiques de la délinquance. La Bonne Mère aurait-elle fait trop de miracles ?
Infractions rebaptisées
« Le Canard » a rencontré une dizaine de gardiens de la paix qui, tous, racontent avoir subi des pressions de leurs chefs pour maquiller les chiffres. « Histoire de diminuer les atteintes aux personnes, on te demande, par exemple, quand la victime n’est pas blessée, de requalifier les vols à l’arraché en “vols simples”, déplore l’un d’eux. Si tu ne cèdes pas, c’est l’enfer, tu te fais sacquer pour ta notation, on te refuse tout ce que tu demandes et on te sucre ta prime au mérite. »
Les PV « arrangés », sur lesquels « Le Canard » a mis le bec, sont édifiants. Telle victime dont la serrure de l’appartement a été forcée avec un pied-de-biche retrouvé près de la porte repart avec une plainte pour « dégradation ou détérioration volontaire du bien d’autrui causant un dommage léger ». En lieu et place d’une « tentative de cambriolage », qui aurait inutilement alourdi les statistiques…
Et, quand la troupe rechigne à minorer les délits, la hiérarchie repasse derrière. Le logiciel de rédaction des procédures de la police nationale (LRPPN), dans lequel les flics enregistrent leurs procès-verbaux, possède en effet une « chatière » qui permet de requalifier, après coup, la gravité de l’infraction. Un comble quand on sait que le LRPPN, qui abreuve la Place Beauvau de statistiques**, a notamment été conçu pour empêcher la triche.
Plus ahurissant encore : ce sont parfois les « cellules contrôle qualité », mises en place pour corriger les erreurs de saisie au niveau des commissariats, qui travaillent à embellir les courbes de la délinquance ! « C’est très grave, s’offusque l’un des policiers marseillais qui ont accepté de parler. Cela s’apparente à un faux en écriture puisque l’on modifie [ainsi] l’intitulé de l’infraction qui figure sur la plainte de la victime. » Sur plusieurs documents consultés, des vols de téléphones, entre autres, deviennent, un ou deux jours plus tard, des « infractions non constituées », qui ne figureront jamais dans les stats des flics. Que fait la police ?
Même tambouille pour les affaires non résolues, qui, au bout de trois mois, finissent tamponnées de la mention poétique « vaines recherches ». Une manip d’autant plus revigorante pour le taux d’élucidation qu’elle concernerait, de l’aveu de nos flics, plus de la moitié des plaintes enregistrées dans les commissariats des Bouches-du-Rhône ! « Toutes les “vaines recherches” finissent pêle-mêle dans de grands sacs plastique stockés au palais de justice, où aucun magistrat n’ira fourrer son nez. » Au parquet, certains juges s’étonnent des différences entre leurs propres statistiques et celles des policiers. Ils sont bien suspicieux…
Le pastis déborde
Mais la goutte d’eau qui a fait deborder le verre de pastis de tant de poulets marseillais, c’est le sort connu par l’un des leurs : pour avoir refusé de tremper ses plumes dans la magouille, ce dernier a été harcelé par ses chefs. La police des polices a recueilli des témoignages accablants confirmant l’ampleur de la triche. Sept mois plus tard, les « bœuf-carottes » semblent s’être endormis sur le dossier.
Pour les réveiller, le syndicat CGT de la police s’est fendu d’un tract portant cet avertissement : « Collègue, attention, si on te demande de changer des qualifications d’infractions pour que ta hiérarchie ait de bonnes statistiques, tu risques une condamnation de 225 000 euros et 10 ans de prison. » Ni une ni deux, le patron de la sécurité publique départementale a déclenché, pour se couvrir, une enquête interne sur les tricheries. Manque de bol, le commandant chargé de l’audit s’est fait pincer par ses collègues, il y a quatre ans, alors qu’il bricolait la « main courante informatisée » pour gonfler le taux de présence de ses troupes sur la voie publique… Voilà un expert en sta— tistiques tout désigné !
Dans le Canard enchaîné du 15 novembre 2017.