L’intuition, je l’ai eue assez tôt : si j’ai un smartphone, je n’arriverai pas à le lâcher. Pas de smartphone, pas de problème.
Je suis en cure de désintox de mon ordiphone depuis février (c'est-à-dire que je le laisse complètement à la maison, tous les jours). Il y a quelques jours, j'en avais besoin (tout du moins, je le croyais, une réflexion a posteriori m'a permis d'identifier une autre façon de faire sans ordiphone), donc je l'ai apporté au travail. Lors de la sortie "aller chercher à manger", j'ai constaté que je l'avais machinalement apporté avec moi. Je ne me suis pas rendu compte de mon geste et je n'en garde aucun souvenir. Ce que je voulais faire avec mon ordiphone était fait, je savais pertinemment que personne me téléphonerait ou me smserait à midi (et que si c'était le cas, ça pourrait bien attendre le soir), j'ai aucune application distrayante qui pousse à la consommation (Candy Crush, FB, Twitter, etc.) et pourtant, je l'ai pris, machinalement. Je trouve ça assez effrayant.
[…] Pluuuuuuus. Je l’ai tout le temps, ma batterie dure cinq heures et je réponds à mes mails dans la minute. Aucune limite, pas même la sociabilité de base : il mange avec moi, il ponctue mes conversations IRL. Je désapprends aussi très vite le droit à la non-réaction : si on me demande, c’est toujours crucial, et si je veux parler à quelqu’un, j’attends une réponse immédiate. Tout est à égalité, stages, amis ou activités, tout, sauf mon sens des priorités.
J’ai mis un an à déchanter. Il y avait une app pour tout, sauf pour me faire lâcher mon téléphone, et ça m’épuisait. Et surtout, j’ai découvert Damasio et sa distinction spinoziste pouvoir/puissance vis-à-vis de notre rapport à la technologie. Voici son constat : la technologie m’apporte du pouvoir — le GPS me guide, j’ai toujours la réponse à tout sous la main — mais me retire de la puissance — capacité à m’orienter, capacité à mémoriser les choses par moi-même. Et cet équilibre varie en fonction des individus.
Dans le cas de mon ordinateur, j’étais et je reste catégorique : c’est un outil qui m’empuissante énormément. Dans le cas du smartphone, c’était moins évident. Est-ce que c’était juste pratique, ou est-ce que c’était indispensable ? Et sans téléphone, je savais toujours aller d’un point A à un point B ? Sans accès à mes mails, je retrouvais mes rendez-vous ? Est-ce que je supportais encore de ne pas avoir accès à une information immédiatement ? […]
Mon smartphone, c’était exactement le technococon dont parle Damasio : il me permettait de me sentir en sécurité tout le temps, de satisfaire immédiatement mes besoins, de m’orchestrer un monde sans friction.
On constate le même phénomène dans le métro parisien. Le rapport aux autres est tellement déprimant que les gens se replient sur leur technococon, ce qui intensifie encore la sensation de tristesse. La technologie nous protège, nous parle et nous rassure. C’est notre Big Mother.
– Alain DamasioD’ailleurs, c’est la rencontre avec Damasio qui m’a le plus ébranlée : il vit sans agenda, et sans portable. On avait rendez-vous dans un bar de Marseille, 7h d’aller-retour depuis Paris pour moi, sans aucune certitude qu’il serait là, et sans aucun moyen de le joindre. Juste un gros espoir. Assise à la terrasse d’un café, à le guetter, avec tous mes petits pouvoirs bien inutilement sur la table, et mon impuissance chevillée au corps.
Et je suis arrivée en retard à tous mes rendez-vous — quand je suis arrivée6). J’avais perdu plein de réflexes : enregistrer les numéros importants, noter l’adresse de l’endroit où je vais, lire un plan (bon, en vrai j’ai toujours été nulle, mais la suite va vous surprendre). C’était invivable pour moi et pour les autres : je stressais en permanence d’avoir oublié une information cruciale, je misais sur les WiFi publics avec un succès très relatif, et les gens commençaient à être fatigués de m’attendre. Résultats des courses : l’extrême déconnexion, pas un grand succès. Le shlag, ça fonctionne mieux quand personne n’a besoin de vous joindre.
La déconnexion quasi totale fonctionne quand elle est préparée des mois et des mois auparavant (en apprenant aux gens à te contacter par mail, en expliquant qu'une réponse à une question autre que "on va s'boire un verre ?" peut arriver plusieurs semaines après, etc., etc.) ou quand la personne qui la pratique a une autorité morale suffisante (c'est-à-dire est une personne adorée et/ou une personne consultée pour des problèmes persos, etc.) pour pouvoir se permettre un tel comportement.
[…]
Finalement, ce que je ne veux plus, c’est le technococon : je veux que l’outil reste un outil. Être seule sans angoisser. Être capable de m’orienter sans suivre bêtement mon GPS, supporter de ne pas répondre immédiatement à mes messages, avoir la patience de chercher pendant 20 minutes le nom de ce mec, mais si, tu sais, celui qui a écrit ce bouquin là… J’adhère beaucoup à la théorie selon laquelle ces petits efforts fastidieux, à la fois permanents et insignifiants, nous aident à construire nos briques de mémoire.
Je pense qu'il est sain d'accepter nos imperfections d'êtres humains. On en a tou⋅te⋅s. On nous fait croire que la technologie permet de les lisser voire de les effacer. Tout ça, c'est du bluff. Je suis convaincu que la solution, c'est la tolérance. Savoir que telle personne a une mémoire vacillante et faire avec en lui rappelant gentiment ses engagements. Accepter que cette conversation va échouer car tu es incapable de te souvenir d'un fait ou d'une théorie philosophique qui aurait pu l'alimenter… tans pis, y'aura d'autres conversations, et d'ici là, y'aura le temps de chercher. Accepter qu'autrui ne soit pas à ta disposition en permanence et te réponde des semaines après.
Je me souviens de ce mec, la cinquantaine qui m'expliquait qu'au début des années 80, il n'y avait pas le téléphone dans chaque foyer. En revanche, il y avait des cabines téléphoniques dans les rues (un appel depuis ces cabines coûtaient un bras, mais c'pas le sujet). La semaine, il bossait à 600 km de son lieu de vie, donc de sa douce. Et il m'expliquait qu'il et elle arrivaient à se synchroniser pour se téléphoner, tel jour à telle heure, entre deux cabines. Cette histoire m'a scié et m'a fait prendre conscience à quel point c'est inconcevable aujourd'hui. Justement parce qu'on vit dans la certitude que la technologie nous permettra d'avertir autrui de notre retard alors que le plus simple serait de tenir notre engagement et de tout faire pour arriver à l'heure convenue.
Je veux aussi conserver la friction que m’a enlevée le smartphone. La friction, c’est ce laps de temps luxueux pendant lequel je peux me demander si ce que je suis en train de faire est vraiment nécessaire ou intéressant : devoir taper mon code de carte bancaire plutôt que de l’enregistrer, oublier les événements pas si importants, noter le titre d’un livre au lieu d’aller voir immédiatement de quoi il s’agit, réfléchir au message que j’ai envie d’envoyer. Prendre un peu de recul sur mes actes, et me demander s’ils me retirent ou m’ajoutent de la puissance.
[…] C’est la démarche qui m’intéresse d’abord : réfléchir à ce que m’apportent mes appareils, et à ce qu’ils m’enlèvent. J’y ai beaucoup gagné en sérénité, en capacité à prioriser mes tâches, en capacité aussi à ne pas faire ce qui ne m’intéressait pas. Je ne me sens plus redevable de ma disponibilité auprès de qui que ce soit, mais du coup je tiens mes engagements et je suis à mes rendez-vous. Si j’oublie de faire quelque chose que je n’ai pas pu faire immédiatement, je constate que c’était inutile dans l’immense majorité des cas. Je pense que tout le monde gagnerait à faire cette analyse pouvoir / puissance et réfléchir à ce qu’on fait par automatisme, par facilité ou par besoin.