Très intéressante entrevue avec Alain Damasio, écrivain de dystopies technologiques.
Vous avez un parcours assez atypique. Vous avez fait une prépa HEC, ensuite l’Essec… Vous dites qu’à 21 ans, vous découvrez Deleuze et que ça vous a chamboulé.
Mon père était carrossier et ma mère prof d’anglais. À l’Essec, j’ai subi un choc culturel et sociologique majeur. Je découvre des filles et des fils de chef d’entreprise, d’avocat, de ministre… Tous issus de la strate sociale supérieure, riche, ultrafavorisée… Moi, j’appartiens aux 1 % ou 2 % qui viennent du milieu artisan, ouvrier et qui tombe dans un monde où le capitalisme est l’horizon indépassable de ce qu’on t’apprend. Ce n’est même pas discuté, c’est l’évidence, tout le monde la partage : tu dois faire du profit, « produire de la valeur ». J’ai écrit mon premier livre pour vomir ça. J’avais aussi commencé à lire Foucault, quelques philosophes critiques. Et je tombe sur un petit texte dans L’Autre journal en mai 1990, qui s’appelle « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle », de Deleuze. Et là, politiquement, c’est le déclic. À l’époque, j’étais encore arc-bouté sur la vision gauche traditionnelle des méchants : les flics, les médias, le gouvernement… Mais Deleuze montre qu’une mutation profonde est en train de s’opèrer et que nous entrons dans une société de contrôle, moins verticale et plus distribuée, avec des stratégies beaucoup plus insidieuses. Tout le monde devient relais, à son niveau, de ce régime de contrôle. Alors, j’ai écrit La Zone du dehors en me disant qu’il y avait un trou dans la matrice, que les gens ne percevaient pas cette nouvelle emprise. Ça m’a pris trois ans, et, au départ, aucun éditeur n’en voulait. Classique !
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Sur les Gafa, vous avez dit : « Ce n’est même pas eux qui mettent en place le mécanisme d’aliénation, ils ne t’imposent rien. Il faut interroger cette façon que nous avons de nous piéger nous-mêmes. »
À mon sens, aucun complot : les Gafa n’essaient pas de nous contraindre à faire ceci ou cela. Ils nous donnent simplement un ensemble d’outils qui vont nous permettre de maximiser notre auto-aliénation. J’appelle ça le « self-serfvice ». Applis, smartphone, bijoux connectés, jeux vidéos addictifs… Nous y plongeons avec délice tout en sentant très bien les degrés de liberté qu’on y perd. Comme si la liberté, par son ampleur et ses possibilités, nous terrorisait…
Depuis le 16e siècle, La Boétie a théorisé que la servitude est volontaire.
Vous parlez souvent d’un croisement des courbes entre pouvoir et puissance…
Les technologies augmentent notre pouvoir sur le monde, on nous les vend d’ailleurs ainsi. Je définis ce pouvoir comme ce que l’outil te permet de faire, c’est-à-dire d’externaliser, de « faire faire ». Tu « fais faire » à la machine quelque chose, Google cherche pour toi… La puissance, c’est ce que nous sommes capables de réaliser avec nos propres capacités (seul ou en collectif) : intelligence, imagination, capacité à mémoriser… À mes yeux, le pouvoir de la techno et la puissance qu’elle nous offre ont longtemps progressé ensemble (Wikipedia empuissante mon écriture par exemple, j’y trouve une info précieuse très vite que je vais métaboliser dans mon récit). Et puis, à un moment, les courbes se sont inversées. On te propose toujours plus de technologies, de gadgets et d’objets, donc plus de pouvoir tandis que ta puissance n’augmente plus : au contraire, elle s’appauvrit. Je prends souvent l’exemple du GPS. Il t’amène où tu veux, sans réfléchir. Tu ne cherches plus à mémoriser où se situe la mer, l’église, telle avenue ou tel café, tu ne formes plus la ville dans ton espace mental. Si je ne mémorise pas ce qu’il y a dans le « Post-scriptum » de Deleuze, comment en parler ? Je vais prendre un smartphone et je vais vous lire le texte ? Non, on a besoin d’ancrer en nous un certain nombre de concepts pour pouvoir penser. Et tous ces petits actes cognitifs, il est important de les maintenir vivants, actifs, sinon tes puissances personnelles se dévitalisent.
Vous dites aussi que la technologie conjure nos peurs, supprime nos solitudes…
Il y a cette loi du moindre effort, oui, tout autant que ce rapport à la peur. La volonté de contrôle n’est pas un privilège d’État ou de multinationales. Nous sommes tous pris dans ce contrôle
croisé. Une femme va vérifier ce que son mec regarde sur Facebook, quel site il a consulté. Lui-même checke les textos de sa copine, au cas où. Le patron hacke la vie privée de ses salariés et toi-même, quand tu entres dans une boîte, tu vas commencer par googliser ton patron. On multiplie tous ces petits actes de contrôle mutuel qui, au final, tissent une étoffe de surveillance qui nous colle à la peau. Pourquoi ? Parce que ça répond à une incertitude foncière. Nous sommes dans une société moléculaire, faite de petites particules individualisées mises en compétition, harcelées parfois, faisant face à un monde complexe, difficile à anticiper, incertain. Nous ne formons plus des groupes, mais des grappes. Nous demandons à la techno de nous protéger, de nous filtrer ce monde menaçant par communautés de gens qui pensent comme nous pour éviter le confrontation avec « l’étranger ». Ces boucles d’incertitude-peur-contrôle s’entretiennent et se renforcent.
Notons que si la technologie amplifie ce type d'action, il n'y a rien de nouveau : la surveillance existait dans les petits villages. Mais, comme le rappelle Stéphane Bortzmeyer, elle était connue de tous et réciproque. Les actions décrites ci-dessus répondent à ces critères. Peut-être n'est-ce pas le fond du problème ?
Vous êtes très attaché à la colère.
La colère est un don. L’abbé Pierre disait même qu’elle a été son don le plus précieux. La colère qui est pourtant l’un des sept péchés capitaux ! J’avais adoré ça. La colère est une force extraordinaire. Après, il faut l’architecturer, être capable d’en faire un carburant durable, pas juste un moteur à explosion. J’appelle ça la « rage du sage ». Si tu n’as pas de colère, que veux-tu faire d’important ? Tu ne peux pas changer le monde sans ce feu-là.
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Un de vos combats, c’est le transhumanisme, qui vous fait hurler !
Le transhumanisme est l’idéologie terminale des libertariens — aka ceux qui dominent le monde en ce moment, les PDG des Gafa — une sorte d’anartechno—capitalisme. Ils sont convaincus que la technologie peut porter l’humain au stade supérieur, l’améliorer… et nous refourguent ce que j’appelle l’antique désir d’être Dieu : être omniscient, ne plus souffrir de la maladie, « tuer la mort ». Ils méprisent le corps humain, réduit à la viande, comme ils méprisent l’esprit, moins puissant qu’une IA, selon eux. Ils devraient lire Nietzsche : « Le surhumain, c’est l’homme qui va jusqu’au bout de ce qu’il peut. » Tout est déjà en nous, il faut simplement l’éduquer, le nourrir, le déployer.
Le transhumanisme ne serait qu’un mythe contemporain…
Un mythe surgit généralement quand une communauté fait face à des phénomènes ou des événements qu’elle ne peut saisir par ses modes d’intellection habituels : les catastrophes naturelles auparavant, les maladies… Le mythe fait le pont avec le chaos et structure pour nous l’incompréhensible. Cette mythopoïèse baisse logiquement quand la science se déploie. L’intéressant est qu’en ayant créé une technosphère bourgeonnante, floribonde, très difficile à assimiler, se fait jour un besoin de mythe propre à notre époque : celui du transhumain et de la singularité.
Oui, le transhumanisme cherche à combler nos incertitudes et à faire taire nos peurs (de la maladie, de la mort, de ne pas être à la hauteur physiquement et mentalement, etc.). C'est notre mythe moderne… Avant les contes puis la philosophie puis la religion et maintenant, la technologie. Sur ce sujet, je recommande la lecture de L'aberration du solutionnisme technologique.
Dans le Siné mensuel d'avril 2019.