À quarante-quatre jours de l’entrée en vigueur du Brexit, de vieux démons hantent les 499 kilomètres de frontière séparant l’Irlande du Nord du reste de l’île. « Cette frontière invisible et ouverte représente le symbole le plus tangible du processus de paix », estime aujourd’hui le gouvernement irlandais. Qui craint, comme les nationalistes vivant en Irlande du Nord, que le Brexit ramène une frontière visible et fermée, telle qu’elle existait avant les accords de paix du Vendredi saint, en 1998.
Déchirant l’Irlande en deux après la guerre d’indépendance, en 1921, la frontière élevée par les Britanniques dans le nord de l’île était destinée à dessiner les limites d’« un Etat protestant pour le peuple protestant ». Même si le jeune « Etat libre » d’Irlande fut militairement et politiquement obligé d’admettre la partition, jamais cette frontière n’a été vécue comme « naturelle » par les Irlandais. Et, si la Constitution irlandaise de 1937 a biffé de ses articles 2 et 3 les mentions « Le territoire national comprend toute l’île d’Irlande » et « En attendant la réunification du territoire national » — concession majeure de Dublin au processus de paix —, cette division du pays pose un problème bien au-delà des milieux républicains irlandais.
Pendant les années de guerre, la frontière était le symbole de la domination britannique. Traversant des propriétés agricoles, des villages, des maisons, lourdement militarisée, hérissée de miradors, incarnée par des dizaines de routes fermées à la circulation par des blocs de ciment, elle est aussi devenue une cible privilégiée de l’IRA. Et il a fallu les accords de paix pour que les routes soient rouvertes, les fortins militaires détruits, et la circulation des personnes ou des marchandises librement rétablie entre le nord et le sud de l’île.
Backstop ou encore
En repoussant le Brexit par 55,8 % des voix, les catholiques et de nombreux protestants d’Irlande du Nord savaient que la sortie britannique de l’Union européenne risquait de représenter un danger politique et économique. En cas d’absence d’accord entre l’Europe et les Britanniques, voilà la séparation irlandaise devenue seule frontière terrestre entre le Royaume-Uni et le reste de l’Europe. Avec tout ce qu’une frontière implique de contrôles policiers ou douaniers. Cette frontière dite « dure », ni Londres ni l’Europe n’en veulent pourtant, sans arriver à se mettre d’accord sur un plan B.
Alors tout le monde tâtonne sans avancer d’un pas. Une solution pourrait être « un filet de sécurité » permettant à l’Irlande du Nord de demeurer de facto dans le marché unique. Mais ce « backstop », comme ils disent, est rejetée par les 10 députés unionistes protestants, qui assurent à Theresa May une majorité relative au Parlement. Pour eux, une telle mesure reviendrait à isoler l’Irlande du Nord du voisin britannique et à poser la première pierre d’une réunification de l’île qu’ils combattent.
« Ni dure ni douce, pas de frontière », leur répondent les nationalistes irlandais, qui repoussent même l’idée de contrôles non physiques, avec caméras, codes-barres ou lec- teurs de plaques d’immatriculation comme il en existe entre la Norvège et la Suède.
Interrogé par le quotidien « Irish Independant » (10/2), l’ancien Premier ministre britannique Tony Blair a déclaré qu’un Brexit sans accord serait « économiquement très, très dangereux pour la Grande-Bretagne et potentiellement dévastateur pour le processus de paix en Irlande ». Il en a été l’un des artisans. Et il sait de quoi il parle…
Dans le Canard enchaîné du 13 février 2019.