En Turquie, signer une pétition militante t'ouvre les porte de la prison, comme à la majorité de ton millier de co-signataires. :O
Les turcs savent honorer leurs hôtes de marque. Le ministre des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, a été accueilli le 13 juin à Ankara par la condamnation à 2 ans et demi de prison de la Franco-Turque Noémi Lévy-Aksu pour « propagande en faveur d’une organisation terroriste » (le PKK).
Cette brillante historienne, spécialiste de l’Empire ottoman, enseignait à l’université du Bosphore, à Istanbul, et avait signé en 2016 la « pétition pour la paix dans les régions kurdes ». C’est la peine la plus sévère prononcée jusqu’ici dans les 740 procédures en cours contre les 1 128 universitaires qui ont osé signer cette pétition…
Lors du procès in absentia de Noémi Lévy-Aksu devant la 26e chambre criminelle d’Istanbul, l’un des juges a fait une subtile comparaison : « Est-ce que faire l’apologie d’une organisation terroriste relève de la liberté d’expression ? Est-ce que, si on viole cette femme, c’est de la liberté d’expression aussi ? » L’historienne, désormais prof à la London School of Economics, s’est aussi vu reprocher, en tant que Française, le « génocide en Algérie ». Une vraie leçon de droit pénal !
On peut se moquer, mais je rappelle que la même question (sur l'apologie du terrorisme) s'est posée en France ces cinq dernières années et que ça s'est terminé par des lois toujours plus répressives et bancales (notamment sur la définition de ce qu'est l'apologie)…
Arrêté alors qu’il était venu voir sa famille en vacances, Tuna Altinel, maître de conférences en mathématiques à l’université Lyon-1, dort, lui, en prison depuis le 11 mai, pour avoir signé la même pétition et avoir participé au rassemblement d’une amicale kurde à Villeurbanne en février. Il attend son procès pour le 80 juillet.
Il a été incarcéré trois jours après la professeure de sciences politiques à la retraite Füsun Ustel, qui, elle, a été condamnée à 15 mois d’emprisonnement. Cette dernière est une figure bien connue de l’université francophone Galatasaray, fondée en 1992 par les présidents Özal et Mitterrand, qui est censée témoigner des bonnes relations entre les deux pays…
Droit à la taulérance
Le député mathématicien Cédric Villani (LRM) a interpellé Le Drian le 11 juin à l'Asemblée sur le sort d’Altinel et d’Usel, juste avant son deplacement. Le ministre a juré dans l’hémicycle : « Nous mettons tout en œuvre pour obtenir les libérations que vous avez souhaitées », mais il n’a pas dû insister bien longtemps auprès de son homologue Mevlüt Çavusoglu, avec qui il était surtout venu causer de la « crise des missiles » russes que la Turquie s’apprête à se faire livrer, en juillet, ce qui fait mauvais genre pour un pays de l’Otan…
Quant au cas de Noémi Lévy-Aksu, le ministre Le Drian semble n’avoir même pas été mis au parfum par ses services. C’est ce qu’expliquent des mauvaises langues au Quai d’Orsay. Au demeurant, l’ambassadeur en poste à Ankara, Charles Fries, en attente d’une nomination dans un autre pays, ne tient pas à faire de vagues.
Le ministre Le Drian avait pourtant hautement proclamé, le 11 juin : « Les principes sont essentiels : il faut affirmer la liberté d’expression, la liberté universitaire, et il faut souhaiter que la Turquie respecte ses obligations. »
Mais les principes sont une chose, la realpolitik en est une autre.
Dans le Canard enchaîné du 19 juin 2019.