Je découvre le concept de village avec des vitrines factices (autocollants dits vitrographies) afin de ne pas donner aux touristes l'image d'un bourg abandonné. Fausse boucherie, faux marchand de souvenirs, faux marchand de fruits et légumes, faux restau, etc. :O Dans cet article, il s'agit de Laon dans l'Aisne (25 000 habitants), mais le constat est identique à La Roche-sur-Yon en Vendée (54 000 habitants). Un projet identique était annoncé en 2018 pour Sainte-Ménehould dans la Marne (4 000 habitants). À Laon, le maire semble vouloir étendre le grand centre commercial à l'extérieur de la ville, lol.
Laon, 23 avril 2019.
« Regarde ! Mais regarde mieux ! » J’ouvre de grands yeux, je ne vois rien. « Mais si, la, regarde ! »
J’ai pas envie de le contrarier, Laurent, ancien routier, 49 ans, imposant, une force de la nature. Alors, je plisse les yeux, je scrute. Il me dépasse d’une tête, malgré mon mètre quatre-vingts. Entre la gare et le ciné, et chez lui, il me raconte spontanément ses problèmes de dos, ancien routier, son mariage infructueux, sa femme, quatre enfants avec lui, huit avec d’autres, et les études qu’il a reprises pour devenir juriste. Tout ça sur le ton de la confidence, comme si nous étions des amis depuis longtemps. Chez lui, il me montre ma chambre, Celle de son fils, absent ce soir-là. Et au-dessus de mon lit… Marine Le Pen. Un grand portrait. Un grand portrait de Marine Le Pen. Une affiche de campagne, les Présidentielles 2017. A côté, au mur, des affiches agricoles, avec tracteurs, moissonneuses-batteuses. Et aussi, des photos sépia de deux jeunes qui s’aiment. Avec Laurent, on visite ensuite la ville, la cathédrale et les vieilles bâtisses médiévales, qui surplombent les voies ferrées et des immeubles d’après--guerre mal entretenus. Il flotte un air de mélancolie dans cette petite cité. Les jeunes fuient, me raconte Laurent, puis se retournant, pour vérifier que personne n’entend, il me chuchote avec tristesse : « Seuls restent les cas sociaux. »
Et c'est là, donc, que je ne vois rien. Il m’avait prévenu, pourtant, avec un sourire narquois, en descendant du bus qui serpentait vers le centre-ville : « Ouvre bien les yeux ! » On est devant la principale rue commerçante, pavée en beige, proprette. Rien ne me choque mais… Si, plusieurs commerces attirent mon attention : leur façade est jolie et lisse, mais rien ne semble bouger. Pas un mouvement. Ce sont des images. Des décors. La majorité des commerces est factice, pour donner l’illusion que la rue est vivante. Deux commerces sur trois, voire trois sur quatre, sont faux. L’impression d’une vaste opération Potemkine : ne surtout pas donner l’image d’un bourg abandonné. « Tout ça, oui, c’est du faux, s’exclame Laurent. On recouvre l'ensemble des façades des commerces fermés afin que les visiteurs n'aient surtout pas l'impression de visiter une ville qui tombe en ruine. Tout est en toc. Presque plus aucun commerce ouvert ! » A côté, pourtant, un peu d’animation. « Une petite place avec quelques cafés aux terrasses vides. Sur la devanture, des drapeaux français, anglais, espagnols et allemands. Mais au moins, les cafés sont ouverts. « Alors ici, les serveurs ne sont quasi pas payés, précise Laurent, qui fait guide touristique. C’est un bar tenu par un copain du maire, tu vois, et les gens acceptent d’être pas payés ! On est si pauvres ici qu'on accepte n’importe quel boulot. Et regarde bien par ici. » Il me montre du doigt un magasin de souvenirs, en peinant à contenir sa colère. « Tu vois cette dame dans cette boutique ? Elle a 70 ans. Elle a passé sa vie a travailler et elle ne touche que le minimum vieillesse. Alors, une fois arrivée à la retraite, elle a vendu son échappe et finalement y a été embauchée. Elle n'y arrivait tout simplement pas, sans ça, avec ses 600 € par mois. Les loyers sont trop chers pour elle, il faut mettre au moins 300 € pour vivre décemment. »
Le nombre de magasins Potemkine sur la route de la cathédrale : une fausse boucherie avec des personnages dessinés et souriants, et l’inscription « ma petite boucherie ». Un faux marchand de fruits et légumes, un marchand de souvenirs factice… Il faut donner le change, ne pas perdre la face, continuer à faire croire aux habitants et aux passants que Laon n’est pas morte. Même s’il manque les humains. La dernière fierté, c’est la cathédrale, qu’on va visiter, symbole de la glorieuse histoire médiévale de la cité, ancienne capitale de France. Un panneau plein de défi ose un « Laon, cité de Dieu ». En sortant, Laurent se penche par-dessus une rambarde, et au bord du précipice me montre une clôture sur une pente escarpée. « Tu vois ça ? C’est encore un projet absurde. Le maire s'est dit qu’on mettrait des chèvres sur les bords du plateau de Laon, comme d’antan. Problème : il n'y a finalement jamais eu de chèvres, enfin si, juste quatre, car on ne savait pas trop quoi en faire, de ces chèvres. Résultat, on a bâti toute une clôture électrique pour rien tout le long du plateau, avec nos sous évidemment, et on a un élevage de chèvres fantôme. » En redescendant vers la basse ville, il maugrée. « Tu vois, la pauvreté ça fait faire n’importe quoi aux gens. On a maintenant des cas de gens qui se font poignarder le soir pour des conneries de vol. On en a eu deux depuis le début d année, il paraît. » Une autre rue commerçante, mais cette fois on ne fait même plus semblant, beaucoup de magasins fermés ou à vendre. Comme si les commerçants étaient partis en courant par crainte d’une éruption volcanique. Le plus souvent, placardée à l’entrée, une feuille arrachée d’un cahier à spirale sur laquelle est griffonné un numéro de portable. Laurent semble avoir perdu toute velléité de rébellion, il égrène simplement les dates de fermetures des différents magasins, comme autant d’épitaphes dans le cimetière économique de la ville, et « le maire qui veut qu'on étende un grand centre commercial a l'extérieur de Laon ».
On part pour la séance du film. Le seul cinéma de la ville est un ancien CGR reconverti en art et essai, un très beau bâtiment des années 1960, flétri par les années et la poussière, mais qui connut probablement des heures glorieuses autrefois. A l’extérieur, plusieurs groupes de Gilets jaunes sont en train de se retrouver et de chanter. Dehors, la rue commence à grouiller de monde. Les Gilets jaunes se sont désormais mués en un collectif chaotique, mêlés à des spectateurs perdus dans cette ruche improvisée. Cette foule énergique entre à l’intérieur de la salle, non sans mal, et le cinéma semble déborder, et même craquer, sous le poids des gens, de leur enthousiasme et de leur colère. Au moment même de lancer le film, les chants à l’intérieur résonnent encore : « Les gens n'aiment plus trop aller au cinéma en soi, pour le prix, confie le directeur du ciné. C'est triste. Ils viennent pour vivre une expérience. Propose-leur j’veux du soleil sans rien, ils ne viendront pas. Annonce-leur un débat après le film, ils seront deux cents comme aujourd'hui. » Alors, la, juste avant le débat, je me dis que l’on aura, en quelques heures, accompli de petits exploits. Comme aller chercher des Laurent et des Myriam qui viennent d’autres mondes, de ces univers que la gauche ne parvient plus et se refuse à approcher. Des univers qui possèdent pourtant une vraie ardeur humaine. Laon a brillé ce soir du feu de l’espoir.
Dans le numéro 89 (juin-août 2019) de Fakir.