Darwin a des envies meurtrières.
Bon, plutôt qu’il ne passe à l'acte et ne fabrique en série des martyrs, on préfère qu'il se défoule dans Fakir.Je peux regarder ton historique ? » ai-je demandé à mon ami Damien. Je suis censé éliminer le virus qui ralentit son ordi. « T'es vraiment obligé ? », me répond-il inquiet. Sous mes yeux, des colonnes de YouPorn, Pornoxo, PornHuh, etc. A force de diffuser des kilomètres de fesses et de vulves, son PC a chopé une MST. Damien se dit « de gauche » mais n’a jamais été manifester. A considérer les sites où il navigue je m’interroge sur le lien entre aboulie et pornographie. Si le fond de l’air n’est plus rouge, n’est-ce pas parce que le courage, l’élan, la combativité, finissent, pour beaucoup, en coulées blanchâtres le long d’un évier ?
De la carte du tendre aux cartes de France
Si les images pornographiques créent un climat d’irritabilité sexuelle, les chiffres de l’industrie du X, eux, ne sont guère excitants. Des budgets de tournage divisés par trois en dix ans, des « hardeurs » paupérisés contraints d’accepter des scènes de plus en plus extrêmes : gifles, strangulations et même vomissement des actrices sont devenus « les nouveaux standards » selon les documentaristes Jill Bauer et Ronna Gradus dans Hot girls wanted. Quant au public, il n’a jamais autant consommé de vidéos porno : 91 milliards par jour, ce qui donne la moyenne affolante de douze par Terrien. 51 % des 15-17 ans visitent régulièrementdes sites classés X d’après l’Ifop (février 2017). Selon le gynécologue Israël Nisand, qui anime régulièrement des séances d’information dans les établissements scolaires d’Alsace, « nous avons laissé l'éducation sexuelle au porno ce qui est un non-sens » (BFM, 27/6/2018). Il rapporte les questions effarantes que lui posent des ados : « Comment ça se fait que les meufs elles aiment sucer le sexe des animaux ? », « Si la fille veut pas; un pote peut la tenir ? ». Quelques minutes suffisent parfois pour que, devant les écrans, s’effondre tout l’édifice des civilisations. L’addiction au porno, comme celle aux jeux ou aux substances psycho-actives, obéit à une dynamique de « craving », selon le neurobiologiste Michel Reynaud : pour obtenir l’effet recherché, le dépendant est condamné à augmenter les doses. Si la servitude à l’alcool, comme une asymptote, tend vers la pathologie mentale, celle au porno tend à la dévalorisation des femmes. Jusqu’à la brutalité. C’est du moins ce qu’établit l’anthropologue Agnès Giard dans Darkness, censure et cinéma. Elle y analyse les tendances les plus récentes de l’industrie pornographique : SM, simulation de viol, mises en scène associant jouissance et soumission, sexe et avilissement. D’après elle, pour soutenir l’intérêt d’un spectateur blasé, les producteurs sont entrés dans une surenchère où la chair est suppliciée. Fatalement, cela influence les comportements, comme le relève le sexologue Patrice Lopès pour lequel « la violence s'invite de plus en plus souvent dans les chambres a coucher » (France Culture, 9/10/2017). A ce stade, déjà, le constat est accablant. Mais pour qui rêve d’une réforme totale de la société et se demande pourquoi cette perspective ne cesse de s’éloigner, rappelons cette évidence : l’ADSL est un distributeur à porno. Les motivations qui, à la fin des années 1990 et au cours des années 2000, poussèrent les foyers à s’abonner à un fournisseur d’accès furent « surtout les réseaux sociaux, la drague en ligne et le X » avançait déjà 20 Minutes il y a quelques années (16/3/2012). Chacun, d’un simple clic, peut accéder à quantité de vidéos qui, pour reprendre l’expression du professeur Reynaud, vont « stimuler les circuits dopaminergiques de récompense ». Je me souviens d’une instit’ qui réussissait à obtenir de tous, y compris des plus dissipés, un silence complet en nous distribuant des cartes avec des soldats, des fleurs, des animaux. Le contrôle par l’image, ça commence tôt, et ça n’a rien de nouveau.
Heu… D'une part, débuts de l'ADSL en France : 1999-2000. Envol : 2002. Facebook/Twitter : 2006. Un équivalent de Meetic existait déjà sur Minitel. Donc, non, ce n'est probablement pas ces sites web-là qui ont fait décoller l'ADSL en France. D'autre part, j'ai déjà écrit que les questions des élèves lors des cours d'éducation sexuelle peuvent aussi être du foutage de gueule en réaction à des intervenant⋅e⋅s maladroit⋅e⋅s et/ou froid⋅e⋅s et/ou avares en explications.
Mener le peuple à la braguette
Dans une dystopie pas si éloignée de notre société, les scénaristes de l’excellente série Black Mirror (saison 1, épisode 2) imaginent un monde où chacun, pour survivre, est tenu de pédaler. Les plus chanceux, pour échapper à leur triste condition, peuvent participer à une sorte de Star Academy à peine plus abjecte que celle que nous connaissons. Quant à la majorité, cantonnée dans des habitations recouvertes d’écrans de télévision, elle est shootée chaque soir de fictions, de pornographie et de publicités. Cette caricature, forçant tout juste le trait, dit tout de notre réalité. Les mécanismes qui produisent des narcisses aussi grossiers qu’obsédés. La résignation, à force de masturbations dévitalisantes, à sa condition et au monde tel qu’il est. La violence, légitime à l’encontre de l’ordre établi, muée en excitation à grands renforts de stimuli pornographiques. Les petites morts plutôt que le Grand Soir. Libre à chacun, évidemment, de s’astiquer à longueur de journées face à des orgies pixellisées mais cette hémorragie de sperme n’est pas sans effets. Freud, déjà, insistait sur la nécessité de la sublimation : la conversion de la libido en force de travail, en créativité. Sans elle il n’y aurait jamais eu de Gauguin ou encore de vaccins, de Napoléon ou de révolutions. En incitant au soulagement rapide de la pulsion, voilà de quoi la pornographie peut nous priver. Si on ajoute à cela comment des multinationales comme MindGeek, le « Monsanto du porno », échappent via des filières mafieuses à l’impôt (Internaute mag, 24/5/2018), on comprendra qu’avec cette industrie, de surcroît, on passe de Sodome à Gomorra.
Des branleurs héroïques
On ne peut qu’être sidéré par le raffinement des classements des vidéos porno. Des milliers de sous-catégories invraisemblables : couple imberbe interracial, joueuses de volley dans les vestiaires, etc. Je crois que s’ il existait un amateur de naine vénézuéliehne lesbienne et tatouée, il finirait par trouver de quoi s’émoustiller. C’est pourquoi il m’arrive de rêver. De rêver naïvement que ces milliards de milliards de bits qui forment sur les écrans des corps dénudés soient, grâce à un hacker de génie, réagencés pour transmettre d’autres données. Comme le protocole à suivre pour effacer en quelques clics la fortune bâtie sur la misère d’exploités, qu’un requin aurait planquée, mettons dans les îles Caïman. Ou la localisation et description précises des dizaines de villas, par exemple, de la baronne Paradis ou du roitelet Pagny. Le public mesurant la distance qui les sépare des bénéficiaires de ces propriétés, écœuré, finirait, souhaitons-le, par les vandaliser. Je rêve d’images qui dissuaderaient les internautes, par millions, de se branler le chibre pour ébranler enfin le système jusqu’à ses fondations.
Analyse intéressante du porn comme opium du Peuple (et ce n'est pas le seul).
Dans le numéro septembre-novembre 2018 de Fakir.