Pour nuancer un peu La vie est une pute (via) :
Depuis Darwin, l’affaire est entendue. Nous vivons dans une jungle. « Le lion mange l’antilope, les chimpanzés s’entre-tuent, les arbres jouent des coudes pour l’accès à la lumière, les microbes ne se font pas de cadeaux. » Et, pour l’homme, c’est pareil. La seule loi, c’est la loi du plus fort. Ceux qui disent le contraire sont de doux rêveurs. Vu que c’est Darwin qui l’a dit. C’est prouvé, c’est scientifique, circulez.
Pablo Servigne est agronome et docteur en biologie. Il est aussi collapsologue. Ce qui signifie qu’il est persuadé que tout va bientôt s’effondrer. Tout ou, plutôt, notre monde industriel, vorace en énergie et en matières premières, gaspilleur, insouciant, si instable et si fragile. Il l’a écrit dans un livre remarqué (1). Les collapsologues en sont persuadés : il faut se préparer à la catastrophe, au monde d’après. Pas en entassant des provisions et des fusils comme le font les survivalistes américains, mais en constituant dès aujourd’hui des réseaux d’entraide et de soutien.
Servigne le reconnaît : cette façon d’envisager le futur n’a rien de joyeux. Elle est même toxique. Au point d’avoir creusé un fossé entre lui et certains de ses proches. Quelle « sensation étrange que de faire partie de ce monde (plus que jamais !) mais d’être coupé de l’image dominante que les autres s’en font »… Comment vivre avec ça ? Ne pas sombrer ? Surtout que, compter sur l’entraide, l’altruisme, l’association pour s’en sortir, voilà qui semble un peu léger…
En compagnie de Gauthier Chapelle, lui aussi docteur en biologie, il s’est mis à creuser la question (2). Les comportements d’entraide sont-ils si rares et si aléatoires ? Réservés aux dames patronnesses et aux Restos du cœur ? Comment naissent-ils ? Qu’en disent la biologie, les sciences humaines ?
Et de découvrir que l’entraide est beaucoup plus répandue qu’on ne l’imagine. Pour lutter contre le vent, les manchots empereurs se blottissent les uns contre les autres. Les lionnes chassent ensemble. Les arbres connectent leurs réseaux racinaires. On s’entraide au sein d’une même espèce, mais aussi entre espèces. « Le vivant a développé mille et une manières de s’associer, de coopérer, d’être ensemble, ou carrément de fusionner. » Ne s’agit-il là que d’une relecture gentilette et faussement rassurante de la biologie ?
Aucunement. Nos auteurs citent le fameux prince russe Kropotkine, devenu anarchiste en 1872 après avoir constaté que, dans la nature, l’entraide est partout. Dans un climat hostile, notamment, elle accroît les chances de survie. Après le passage de l’ouragan Katrina à La Nouvelle-Orléans, les pillages évoqués par le chef de la police n’étaient que pure invention : au contraire, dans leur grande majorité, les rescapés se sont mutuellement porté secours. Aucun calcul, là-dedans. Aucun « gène égoïste » en action. Juste quelque chose de spontané. L’homme n’est pas forcément un loup pour l’homme. « L’empathie est un mécanisme très profondément ancré en nous. » Nombreuses sont les études scientifiques qui, ces dernières années, vont en ce sens.
Certes, il ne s’agit pas de nier Darwin. Mais de corriger l’idée simpliste qu’on s’en fait. Lui-même l’avait remarqué : ce sont les groupes composés d’individus plus coopératifs qui survivent le mieux. Parés pour l’effondrement ?
(1) « Comment tout peut s’effondrer », Seuil (lire « Plouf! » du 27/5/15).
(2) « L’entraide, l’autre loi de la jungle » LLL, 382 p., 22 €.
Dans le Canard enchaîné du 3 janvier 2018.