« Nous avons recréé des métiers vides de sens pour exister socialement », se désole Martin. Des « bullshit job », selon l’expression popularisée par l’anthropologue américain David Graeber.
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« J’envoie des questionnaires à des étudiants. ""Que pensez-vous de votre faculté ?"", ""De vos cours ?"" Sauf que ça se fait sur demande, que j'en reçois très peu et qu'à traiter, ça me prend littéralement dix minutes.
Quand je travaille, je sors parfois des statistiques sur de tout petits échantillons. Lorsque dix étudiants sur 900 répondent, ça ne veut pas dire grand-chose… Je ne suis même pas chargée de faire un bilan. Il se fait automatiquement. Et les universitaires en font ce qu’ils veulent.
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Mon père ne comprend pas. ""De quoi tu te plains ? T’as le cul sur une chaise."" Mais le travail prend de plus en plus de place dans nos vies, on ne peut plus le laisser sur le seuil de la porte. Il faut s’y épanouir. C’est vital. »
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David, la trentaine, consultant Entre les PowerPoint, les réunions et l’esbroufe générale, David se demande comment sortir de la matrice.
« Mon manager m'a dit : ""Le savoir-faire, c'est bien, le faire savoir, c'est mieux."" Vous avez compris l'esprit. Je suis placé dans des entreprises, des administrations, pour proposer des ""optimisations"". Sauf que mon utilité n'est pas évidente. J’ai le sentiment d’être là pour légitimer des sous-chefs qui portent des projets pour se faire mousser.
Ma boîte développe un nouveau système informatique ? Je forme les agents de préfecture. Ils sont moins efficaces et ça leur casse les pieds ? Tant pis, ça brille… Un collègue a mis en place un logiciel pour que les comptables deviennent des ""pousseurs de boutons"", vidés de toute substance. En dessous d’un certain échelon, c’est ""faites avec, on fait ce qui marche selon nos indicateurs"".
Pour nous, le but est de placer le plus de consultants possibles. De ""staffer"". Si bien qu'on a parfois l'impression d’être des sangsues. On arrive dans votre entreprise, on installe un flou autour du projet pour vous faire penser que nous sommes indispensables et on ramène d'autres consultants…
[...] Tout est dans le ""wording"". On cite des "méthodos" bidons dans les ""propales"", avec des noms fumeux, mais personne ne sait ce que ça veut dire. Pour essayer d'en sortir, je me force à parler de ""cotisations"" plutôt que de ""charges"".
Beaucoup de mes collègues pensent comme moi. Mais que voulez-vous faire ? ""Blame the game not the player."" Ceux qui restent le font pour le fric et par peur du chômage. Je suis pas loin de penser que cette pression est entretenue [...]
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« Je dirais que 95% de mon travail est aberrant. Je suis dans la gestion du contrôle d’accès. J’imprime des badges avec différents profils d’autorisation : ""visiteur"", ""membre du personnel"", ""contractuel"". Mes interlocuteurs m’engueulent car ils trouvent ces mesures inutiles et pesantes. Et ils ont raison.
[...] Peut-être que c’est ce que doit être le travail : se comporter comme un robot dans des horaires fixes. Mais je m’y résous pas.
L’autre jour, une salariée agacée m’a dit : ""Il faut vraiment que le chef de la sécurité justifie son poste."" C’est tout à fait ça. La sécurité doit être démesurée pour être rassurante. En même temps, si on craignait réellement quelque chose, on ne se contenterait pas de badges en papier. C’est du pataquès, du bluff, de l’esbroufe.
Ça génère beaucoup de frustrations. Un contractuel qui est là depuis des mois, qui arrive en fin de contrat, mais dont tout le monde sait qu’il sera renouvelé, se voit soudain barrer l’accès : ""Mais vous me connaissez !"" ""Oui monsieur, mais est-ce que vous avez une pièce d’identité valide ?"" Et là, je dois appeler le chef de la sécurité qui fait semblant de vérifier un truc. Je passe pour une couillonne mais c’est juste pour montrer qu’il y a des procédures.
[...] J’applique des procédures sans jamais en saisir la finalité. Peut-être que personne ne la voit. Lorsqu’on m’a montré le logiciel de gestion, c’était juste : ""Coche telle case, fais telle manip’."" Mais on ne sait pas vraiment ce que ça implique. »
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J’arrive à 9 heures, j’allume l’ordi et je constate l’étendue du néant : combien de parents nous ont contactés ? En moyenne, c’est quatre ou cinq demandes à gérer par jour. Je rappelle ces ""prospects"", je croise les doigts pour qu’ils décrochent et je lance une recherche de profs dans notre base de données. En quelques minutes, j’ai terminé.
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« Dans 70% des cas, mon travail ne sert à rien. Je m’occupe du Crédit impôt recherche, qui permet à des entreprises de se voir reverser par l’Etat une partie de leurs dépenses de recherche. Le fisc a trois ans pour contrôler le dossier technique. Ce dossier – c’est moi qui le fait – n’est lu que s’il y a contrôle. Ce qui n’arrive que dans trois cas sur dix. C’est comme si vous disiez à un ouvrier : ""Tu produis 100 voitures et 70 sont envoyées à la casse.""
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Concrètement, je vais voir le client et je demande : ""Comment avez-vous réussi à alléger ces boulons ?"" Puis je regarde les brevets, pour voir ce qui existe. Au début, on m’a donné une liste de termes à éviter. On ne dit pas ""améliorer"", mais ""aboutir à une amélioration substantielle"". On ne dit pas ""paramétrage"" mais ""détermination de variables"". L’administration préfère… Je remets le dossier au client, il dit ""ah merci"" et il le met de côté sur la table sans même y jeter un œil. Il s’en fout.
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Bon, ce n’est pas le bagne non plus. Je suis bien payé et personne ne me fait chier. Ça ne facilite pas la remise en question. Il y a une phrase de Daniel Pennac que j’aime beaucoup : ""Beaucoup trop payé pour ce que je fais, mais pas assez pour ce que je m'emmerde."" »
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« Je suis retoucheuse photo pour des publicités. Se prendre la tête des heures sur la position d'un diamant à 150 000 euros, ça revient à brasser du vent. Parfois, il faut rattraper un reflet qui ne colle pas avec l’arrière-plan. Mais la plupart du temps, c’est une poussière, un rien. Personne ne va le voir !
A mes débuts, j’ai dû m’occuper de photos de médocs pour un site pharmaceutique. Le soir, je me disais : ""Tu as passé ta journée à redresser des flacons."" J’aime l’image, j’aime quand elle ""vit"", mais dans ce milieu tout est contrôlé. Une retouche peut être validée par quinze personnes, aux intitulés de postes obscurs.
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Le film "99 F" n’est pas une caricature. Au début, ça me faisait rire. Maintenant, ça ne m’amuse plus. Ce jargon, ces ego… Je reçois des ""briefs"" où l'on me demande de donner à un ""packshot un look & feel plus luxe"". J’étais en réunion récemment et un type s’exclame : ""On est en trending topic sur Twitter !"" Et tout le monde se félicite comme si on venait de lancer la fusée Ariane.
Ma situation est confortable. Il m’est arrivé de gagner plus que mon père qui est médecin, qui sauve des vies. Mais je n’arrive plus à me mettre dans le délire. Dans dix ans, je regarderai en arrière en me disant : ""Qu’as-tu fait ?"" J’ai envie de trouver ce courage de partir. De reprendre des études médicales. Ça veut dire que je commencerais à travailler dans un métier qui me plaît à 33 ans…
De toute façon, si je ne rejette pas ce métier, ce métier va me rejeter. Les retouches automatiques sont de plus en plus performantes. [...]
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Martin case des mots-clefs dans des textes qui ne seront lus que par des robots. Ça lui donne des envies de tout casser.
« Mon travail consiste à nourrir Google d'informations de très mauvaise qualité. Je rédige des articles pour un site qui vend des voyages. ""Partir en camping dans l'Orne"", ""Passer ses vacances dans la Creuse"" Je me présente comme journaliste ""tourisme"", mais ça fait deux ans que je n’ai pas quitté Paris.
Je suis passé par une boîte où ma cadence d’écriture était enregistrée. ""Temps raisonnable"", ""temps excellent"". Un tiers de mon salaire dépendait de ma performance. Au bout d’une semaine, je pompais des brochures touristiques. Surchargés de mots-clefs, les textes en devenaient illisibles.
De toute façon, ils ne sont faits que pour être scannés par les moteurs de recherche. J’ai écris des choses que personne n’a lues, qui sont perdues dans les limbes d’un back-office. Google passe son temps à changer son algorithme pour faire descendre les sites pourris. De notre côté, on s’efforce de le gruger. C’est d’une stupidité sans nom.
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« Je bosse pour un site qui vend des fringues de sport. Mon boulot consiste notamment à écrire les descriptifs des produits pour le site.
Notre catalogue a plusieurs milliers de références. Depuis mon arrivée, j’ai dû écrire près de 4 000 de ces fiches. On se base sur ce que nous envoient les marques. Elles nous parlent de ""technologies"", de ""dynamisme"", de ""confort""… On croirait de la Formule 1. On doit le réécrire pour que l’algorithme de Google nous détecte comme des textes originaux et nous fasse remonter dans les résultats.
Quand je pense à tout ce bla-bla déployé pour des fringues… Et ça recommence à chaque saison. C’est un cycle sans fin. Nous vivons dans une bulle de communication. Cela devient grotesque. Même la journée de la femme est l’occasion de faire des promotions…
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Après, il y a des aspects de mon boulot que j’apprécie. J’aime la communication quand elle n’est pas frénétique. L’ambiance de travail est bonne et je gagne correctement ma vie. C’est difficile de changer. On s’installe dans un confort. »
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« Sur le papier, mon boulot est utile. Des profs, des assos, des collectivités locales, demandent un financement de l’Union européenne pour organiser des cours particuliers pour les élèves ""décrocheurs"" ou des formations de français pour des chômeurs.
J’aide à mettre en forme les dossiers de financement, qui font de 40 à 70 pages. Je suis une sorte de moustique relou, qui quémande de la paperasse. L’idée est bien sûr d’éviter les magouilles. Mais on a surtout l’impression d’un fonctionnement formel.
On remplit des cases. On complète des tableurs. Personne ne prend le temps de les analyser. Personne ne se demande si les projets sont utiles. Et on ne fait qu’effleurer la surface. Sans jamais s’attaquer aux racines des inégalités.
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Ce moule favorise les gros projets qui ""consomment bien"". Les plus petits ont du mal à dégoter les sous. Pourtant, ils sont sûrement plus efficaces.
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Des tâches pourraient être expédiées bien plus vite ou carrément automatisées. Mais on préfère maintenir ces ""bullshit jobs"" pour favoriser la consommation. »