J'étais dans le cortège d'une des manifestations du 1er mai.
Selon mon comptage, les Gilets Jaunes étaient plus nombreux que les organisations syndicales et politiques (CGT, FO, FSU, Solidaires, NPA, FI, CNT).
À mon arrivée au point de départ de la manifestation, tout le monde était en clan, chacun de son côté, en désordre. Bien après l'heure convenue du départ de la manifestation (comme c'est toujours le cas, afin de laisser l'temps aux gens de débarquer), les Gilets Jaunes ont dégainé les premiers et ont commencé à former le cortège sur la route. À ma connaissance, il n'était pas prévu que les Gilets Jaunes prennent la tête du cortège. Mais ils ont été les plus agiles. Bien joué, donc.
Néanmoins, défiler derrière une tête de cortège qui cause du RIC, ça me pose problème. Quand j'ai vu les quelques membres de la CNT et du NPA se mêler aux Gilets Jaunes, j'envisageais même de ne plus participer à cette manifestation. L'anarchisme et l'anticapitalisme sont de nobles courants de pensée, il est hors de question de les diluer dans une absence totale de culture politique et syndicale. Ces gens-là, les Gilets Jaunes, se feraient manger tout cru s'ils avaient à prendre la tête du pays. Il ne suffit pas de brailler prétendument au nom du Peuple pour le diriger.
Visiblement, je n'étais pas le seul à qui cela posait problème puisque les syndicats établis n'ont pas embrayé derrière la tête Gilets Jaunes, creusant ainsi un fossé de plusieurs dizaines de mètres occupé par des militants anti-nucléaire (oui, WTF un premier mai…). Une fois les cortèges des syndicats établis mis en marche (bonjour l'inertie par rapport aux Gilets Jaunes bien plus agiles :O ), la tête Jaune a arrêté de marcher, pour une raison que j'ignore. Cela a eu pour effet de réduire puis d'annuler le fossé, permettant ainsi l'émergence d'un unique cortège. Était-il désiré, vaste question… Cela m'a coûté de défiler derrière une affichette évoquant le RIC…
En passant, il faudra que quelques Gilets Jaunes m'expliquent leur petit numéro. Ça vous a servi à quoi de narguer les flics pacifiques présents à 50-100 mètres dans une rue perpendiculaire fermée par des barrières ? Ça vous a servi à quoi de prendre des selfies ou des photos en entonnant « La police avec nous » ?! Ça vous a donné l'impression d'être virils ? Vous ne l'étiez pas.
À la fin de la manif', l'occupation de l'espace, notamment les points hauts de la place, montrait clairement qui sont les chefs de file : les Gilets Jaunes. Ils étaient la force dominante jusque dans l'occupation de l'espace. C'est incontestable. Cela m'a attristé. Des gens sans culture politique, sans culture des luttes sociales, qui veulent juste consommer et défendre leur petit intérêt personnel… Mais peut-être suis-je mauvaise langue car j'ai toujours eu très peur des mouvements / actions individuelles sans logique et/ou doctrine détaillée, car je ne parviens pas à concevoir où cela peut nous mener, quel est l'idéal visé, quelles sont les étapes pour y parvenir, etc.
Les discours des uns et des autres m'ont permis à la fois de planer et de déprimer.
Planer car tout ce beau monde décrivait des situations sociales qui sont intolérables, donc je me sentais dans un milieu plutôt familier. La totalité des orateurs avaient une éloquence, un ton, et une flamme qui brûlait en eux. Et ça, ça fait chaud au cœur.
Déprimer car cela fait 15 ans que j'entends les mêmes choses, mots pour mots. Les mêmes concepts vagues et creux qui, par leur vacuité théorique n'ont pas permis et ne permettront pas d'engager des actions concrètes. Oui, oui, protégeons bien nos fonctionnaires, nos retraités, nos SDF, nos travailleurs, etc. On a compris. Et concrètement, on fait quoi, on fait comment ? Ça fait 15 ans que je vois la CGT chanter « on lâche rien » alors qu'elle n'a cessé de perdre les luttes… De même, je désapprouve beaucoup de ce qui a été prononcé. La palme revient à FO qui souhaite résorber le chômage (première ânerie) par une relance de la croissance du PIB (deuxième ânerie) par la consommation (troisième et quatrième âneries, économique et écologique).
Puis les Gilets Jaunes ont souhaité s'exprimer en utilisant la sono de la CGT, comme l'ont fait les autres organisations syndicales établies. La CGT a d'abord refusé. Puis elle a demandé à ce qu'un représentant Gilets Jaunes soit désigné parce que faire défiler 50 orateurs, ça ne va pas être possible (même si ce dernier point est factuellement vrai, ces gens-là n'ont toujours pas compris que les Gilets Jaunes ne veulent pas de porte-parole ?). Un gus s'est auto-désigné (alors qu'une partie de la foule souhaitait plutôt écouter une certaine Magalie) tout en se présentant à la foule comme tout sauf un représentant du mouvement. Ça s'est terminé par un début de chant de la Marseillaise de la part d'une partie des Gilets Jaunes… Pour signifier une résistance à l'oppression de la méchante CGT ? Ce regain patriotique m'a écœuré. J'ai jamais pu tolérer la Marseillaise.
Je n'ai vraiment pas compris cet épisode. De quoi la CGT avait-elle peur ? Elle ne joue pas sur le même créneau, sur le même territoire que les Gilets Jaunes, quoi qu'on en dise : à l'heure actuelle, un Gilet Jaune ne peut pas totalement intervenir pour défendre un collègue opprimé ni participer à tout un tas de comités dans lesquels se décident les conditions de travail (CHSCT, comité de pilotage, etc.). Je peux comprendre que la demande de parole des Gilets Jaunes paraît gonflée : elle signifie quand même un peu "CGT, vous avez assuré la logistique, vous avez apporté le matos, on va se contenter de l'utiliser comme des parasites". De l'autre côté, la mutualisation est une chose noble dont plusieurs représentants syndicaux ont fait l'éloge, y compris celui de la CGT… Comprendra qui pourra.
À mon avis, la CGT s'est portée préjudice. Les Gilets Jaunes présents retiendront (et diffuseront) l'idée que ça ne sert à rien de rejoindre un quelconque syndicat car il s'agit de structures verticales remplies d'inertie qui défendent leur bout de gras jusqu'à une sono tout en baratinant comme un politicien qu'un monde meilleur plus fraternel est accessible si l'on s'unit. Les syndicats s'affaiblissent dans cette démarche. La prétendue alternative (les Gilets Jaunes) est immature politiquement parlant et en termes de conduite d'une lutte sociale, donc nous allons tous collectivement y perdre, comme dans toute guerre de pouvoir.
Donc ouais, ça causait de convergence des luttes, et dix minutes plus tard, ça se mettait dessus pour un accès à un microphone… Un accès à un microphone ! Je veux bien que « Macron dégage », mais qu'est-ce qu'on fera ensuite avec des gus incapables de se partager un microphone ?! Comment espérer construire une force politique ? C'est dans ces moments-là que la raison revient aux anarchistes : il faut avant tout lutter contre la recherche du pouvoir, l'exercice du pouvoir, toute forme d'autorité, l'autoritarisme, et toutes les velléités et les soifs de pouvoir. Tant qu'on n'aura pas franchi ce cap', il n'y aura pas de monde meilleur. Telle est ma conviction.
Une fois de plus, je ne me suis pas reconnu dans une quelconque force en présence… Ni CGT, ni FO, ni Gilets Jaunes… Je ne sais toujours pas comment le prendre… Quand tu penses que tout le monde est idiot, c'est généralement que t'es au moins aussi idiot…