Malgré ses déclarations, le gouvernement n’a rien à opposer aux sanctions “secondaires” US, qui vont s’imposer au monder entier.
Ce n'était pas la joie, mardi 15 mai, à la réunion convoquée par Bruno Le Maire et Jean-Yves Le Drian à Bercy. L’objectif du raout ? Rassurer une soixantaine d’entreprises françaises désireuses de travaillser en Iran, malgré l’embargo dont Donald Trump vient d’annoncer le rétablissement — après avoir dénoncé le traité signé en juillet 2015 avec le pays des mollahs.
« Les ministres nous ont expliqué que l’interdiction faite aux entreprises européennes de travailler avec l’Iran [était] inacceptable et [nous ont] assurés de leur détermination à nous défendre, explique un homme d’affaires iranien présent sur place. Mais, après l’indignation, rien. Ils sont restés secs. » Et un collaborateur du ministre des finances de confirmer, en privé : « Nous ne sommes pas optimistes. »
On le comprend. Les Américains ont mis en place une punition qui a tout de la bombe atomique : les sanctions « secondaires ». Depuis la signature de l’accord avec l’Iran, seules étaient appliquées des sanctions « primaires », ne visant que les US persons : les Américains, donc, ainsi que les étrangers travaillant aux Etats-Unis, les entreprises américaines ou leurs filiales à l’étranger — tous menacés d’amendes, voire de prison, en cas de business avec l’Iran.
Pestiféré bancaire
Cette interdiction est désormais étendue à n’importe quelle entreprise ou individu dans le monde (les fameuses sanctions secondaires). Quelle que soit leur nationalité, les traîtres à la cause pourront tomber sous le coup de mesures administratives décidées par le seul Trump, non contestables en justice. Un boulanger français exportant en Iran ses croissants fabriqués en France avec du beurre et de la farine français, sur des machines françaises, par des ouvriers français et réglés en euros, risque désormais de tomber sous le coup des 12 sanctions secondaires prévues par l’Iran Sanctions Act : inscrit au fichier international SDN (« ressortissants spécialement désignés », en français), il ne verra plus les grandes banques mondiales lui apporter leur concours. Il ne pourra plus travailler avec des fournisseurs, des clients ou des actionnaires US ; ses actifs aux Etats-Unis seront gelés, et lui-même ne pourra plus mettre les pieds sur le territoire américain sous peine d’être arrêté.
En principe, ces peines ne s’appliquent qu’aux Etats-Unis. Mais un robuste chantage les étend à la France —— sur le modèle de ce qui est arrivé en 2014 à la BNP, dont la filiale suisse avait financé (en dollars) des opérations pétrolières sous embargo américain, notamment en Iran. Les Américains lui ont laissé ce choix cornélien : soit le paiement d’une amende astronomique (8,9 milliards de dollars), soit l’interdiction de toutes ses activités aux Etats—Unis, ce qui aurait entraîné sa mort.
Rebelote avec Total, qui a préféré prendre les devants. Le groupe pétrolier a annoncé, le 16 mai, qu’il abandonnait le gigantesque gisement gazier de South Pars 11, justifiant ainsi sa décision : « Total ne peut se permettre d’être exposé à des sanctions secondaires américaines » qui lui feraient perdre le financement en dollars de 90 % de ses opérations dans le monde. En outre, ses 30 % d’actionnaires américains détaleraient (entraînant l’effondrement de son cours en Bourse), et ses 10 milliards de dollars d’actifs aux USA seraient gelés.
Droit du plus fort
« Si les Etats-Unis arrivent à imposer ainsi leurs décisions, estime l’avocat d’affaires Jean-Michel Darrois, ce n’est pas par le droit, c’est par la force. Si la République de Saint-Marin avait banni la BNP de son territoire, ça ne lui aurait fait ni chaud ni froid. » Les Saint-Marinais vont voir rouge !
En 1996, les Etats-Unis avaient déjà mis en place des sanctions similaires. L’Europe, alors unie, avait porté l’affaire devant l’Organisation mondiale du commerce, obligeant les USA à reculer. Mais, le 17 mai, au sommet européen de Sofia, Macron a refusé la perspective d’une « guerre stratégico-commerciale avec les Etats-Unis sur le cas de l’Iran ». Il serait d’ailleurs un peu seul : l’Allemagne ne veut pas entendre parler d’un affrontement avec les Etats-Unis et les pays d’Europe centrale, qui se défient de la Russie, chérissent l’Otan.
Grand-père à sauver
Restent « des mesures au coup par coup », indique-t-on à la Direction du Trésor. « Bruno Le Maire a demandé au secrétaire américain au Trésor des dérogations aux sanctions et l’application de la “clause du grand—père”, qui prévoit que les investissements déjà initiés en Iran ne soient pas remis en question ». Les Etats-Unis, dont le but avoué est d’asphyxier l’Iran, seront sûrement très réceptifs à la demande européenne.
Trois autres initiatives sont pour le moins mal parties. Primo, la Banque publique d’investissement (BPI) a mis fin à son projet de banque 100 % étanche par rapport au dollar pour financer en euros le commerce avec l’Iran. « Les Etats-Unis ne pourraient pas attaquer ce financement, mais les entreprises, elles, resteraient menacées par les sanctions secondaires », indique un participant à ce projet.
Deuzio, Bruxelles a réactivé, le 18 mai, le « règlement européen » de 1996 autorisant les entreprises à ne pas se conformer aux sanctions américaines. On imagine mal Total et ses pairs se faire hara—kiri aux USA pour les « autorisations » de la Commission.
Tertio, Bruno Le Maire a proposé, le 20 mai, que « le coût d’éventuelles sanctions financières imposées par les Etats-Unis soit pris en charge par l’Union européenne ». Après, bien sûr, que Bruxelles aura obtenu le vote de tous les pays européens et trouvé les dizaines — voire les centaines — de milliards à verser à Washington.
Une simple formalité.
Impérialisme US entretenu par un manque de courage politique de l'UE (pourtant fondée sur l'idée de devenir une puissance économique à même de pouvoir résister à ce genre de pressions extérieures) et par une discordance des politiques économiques des membres de l'UE face à un pouvoir fédéraliste qui, de fait, est mieux organisé. Mais d'un autre côté, le géant US est un géant parce que nous le rendons géant (nous consommons toute la merde qu'il nous propose)… Œuf et poule…
Dans le Canard enchaîné du 23 mai 2018.