Heureuse surprise : Nastassja Martin nous donne de ses nouvelles dans une longue interview parue dans « Libé » (19/5). On n’avait plus entendu parler d’elle depuis la sortie des « Ames sauvages », un livre puissant et habité. Cette jeune anthropologue y racontait ses longs séjours en Alaska, chez les Gwich’in, habitants indigènes des forêts subarctiques. L’hiver, la température avoisine les -40°C. C’est le pays des caribous, des aurores boréales, mais aussi du plus grand gisement de pétrole américain jamais mis au jour.
Les Gwich’in se retrouvent confrontés, d’un côté, à l’industrie pétrolière et ses forages, ses plateformes, ses coupes claires qui rapetissent la forêt, cette manne de dollars qui soudain s’est déversée sur eux, et sur laquelle comptent les promoteurs pour les assimiler, les faire entrer dans la logique de pensée qui préside à l’exploitation du monde.
D’un autre côté, ils doivent faire face à une emprise écologiste tout aussi redoutable : sacralisé, vu comme l’un des derniers bastions de la nature pure et inviolée, l’Alaska abrite désormais d’immenses parcs nationaux d’où les indigènes sont bannis. Or c’est par ces réserves que transitent les hardes de caribous qui depuis toujours font l’ordinaire de ces chasseurs-cueilleurs.
Là-dessus, le dérèglement climatique. Il les atteint de plein fouet. Hivers raccourcis qui déclenchent la fonte précoce des glaces, crues dévastatrices qui emportent leurs villages, étés trop secs qui font flamber les forêts et assèchent les lacs, glace qui s’amincit, animaux introuvables. Avec précision et empathie, loin des manichéismes, Nastassja Martin décrivait tout cela dans son livre : la vie d’un peuple dans un monde qui semble partir en lambeaux ; leur système de croyances, leur résistance face a l’Occident.
En Alaska, un jeune homme lui avait dit que, en cas de crise majeure, il quitterait son village « pour repartir en forêt sur les traces des animaux qui les maintiennent en vie ». Après avoir traversé le détroit de Béring, elle s’est souvenue de cette phrase. Chez les Evènes du Kamtchatka, elle est tombée sur un clan familial qui, après l’effondrement de l’URSS, s’est enfoncé dans la forêt, à 400 kilomètres de toute piste carrossable.
Elle les a étudiés de près (bientôt un livre et un film). Son diagnostic : « Ils sont, à bien des égards, mieux armés que nous et beaucoup plus réflexifs quant aux mutations écologiques. » Eux ne voient pas le monde comme stable et assuré, allant toujours vers plus de croissance. Ils vivent en relation constante avec les animaux, lesquels sont imprévisibles, incontrôlables. L’incertitude des êtres et des choses, ils connaissent. Elle est persuadée que « nous avons beaucoup à apprendre d’eux ». Et pas seulement en allant nous balader en forêt !
Intéressant. :O
Cela illustre aussi le fait que vouloir vivre d'amour et d'eau fraîche en reclus de nos sociétés malades est utopique : même si tu vis peinard dans ta forêt à l'autre bout du monde, les décisions des malades du monde moderne t'impactent. Quelles autres solutions, alors, que la lutte ? Sauf que, alors, tu ne comprends pas les codes du monde moderne (et inversement), donc le combat est asymétrique et ta défense sera immédiatement rendue caduque. Cela est très bien mis en scène dans le film Avatar : une barrière de la langue et des valeurs (donc facile à décrédibiliser), des arcs et des flèches contre des hélicoptères équipés de bombes incendiaires et de mitraillettes lourdes, etc.
Dans le Canard enchaîné du 22 mai 2019.