Conformément à ses obligations légales, l’Arcep publie ce jour, pour la première fois, un rapport sur « l’état d’internet en France », qui identifie les menaces qui pourraient peser sur le bon fonctionnement et la neutralité d’internet, et présente l’action du régulateur pour les contenir. Ce document aborde plusieurs thématiques :
- l’interconnexion des données
- la transition vers IPV6
- la qualité de service d’internet fixe
- la neutralité d’internet
- au-delà des réseaux, contribuer à l’ouverture des plateformes.
Là encore, il s'agit d'un très bon travail de récolte d'informations et de synthèse du travail effectué par le gendarmes des télécoms. Toute la section 2 étant pensée pour être lisible par le plus grand nombre de personnes, j'en recommande vivement la lecture afin d'appréhender les tendances du moment, les évolutions (ou régression, c'est selon) technologiques, les enjeux de la régulation des télécoms, etc.
Chiffres marquants
Commençons par quelques chiffres qui ont retenu mon attention :
- Selon Cisco (qui a tout intérêt à grossir les chiffres pour expliquer qu'il faut de grosses machines, qu'elle vend justement, pour faire tourner Internet), le trafic Internet mondial représente 89 exaoctets (soit 89 000 000 téraoctets) par mois. Ce chiffre augmente de 20 % par an en moyenne.
- En France, nous passons en moyenne 18 heures par semaine sur Internet pour nos usages personnels. À titre de comparaison, nous passons 20 heures par semaine en moyenne devant la télévision.
- 55 % du débit cumulé entrant chez les 4 plus gros FAI français provient de 5 acteurs : Google, Netflix, Facebook, Akamai et Canal+. Cela illustre la concentration de nos usages entre peu d'acteurs qui font de la vidéo, qui représente 50 % des usages en France à l'été 2015. Au total, ces principaux FAI voient entrer 8,4 Tbps sur leurs réseaux.
- Fin 2016, 50 % des interconnexions étaient du transit, 39 % du peering et 11 % du cache interne aux FAI. En termes d'usages, fin 2016, chez les 4 principaux FAI commerciaux, environ 55 % du trafic entrant entrait via des prestations de transit, 40 % par des peering privés et 5 % par du peering public (les fameux points d'échange Internet ou IX).
- Entre 2012 et 2016, le peering a progressé face au transit : il représentait 61 % en 2012 contre 55 % en 2016. Le revers de la médaille, c'est que c'est le peering privé payant qui a augmenté, passant de 22 % à 36 %, pas le peering public gratuit (les IX).
- Le transit IP se monnaye autour de 10 centimes d'euros par mbps par mois quand on est gros, plusieurs euros par mbps par mois quand on est petit. Le peering payant se monnaye 25 centimes d'euros par mbps par mois quand on est gros, plusieurs euros quand on est petit. Selon les calculs de l'ARCEP, le transit représenterait un marché français de 4 millions d'euros, une paille en comparaison des investissements dans les infrastructures.
Globalement
Ce rapport met en exergue l'impuissance de l'ARCEP (au sujet du déploiement d'IPv6) et son attitude qui consiste à déléguer tout son travail à la société civile sans le dire, sous l'apparence de la collaboration participative qui sonne si branchée de nos jours (cas de l'application du règlement européen sur la neutralité des réseaux et des mesures de la qualité des accès à Internet).
En matière d'application du règlement européen consacrant la neutralité des réseaux, l'ARCEP privilégie le dialogue pro-actif avec les opérateurs. Cela signifie une co-construction, avec les sociétés commerciales régulées, de la vision de la neutralité des réseaux, de l'interprétation du règlement européen que l'ARCEP leur appliquera. C'est comme si j'expliquais au⋅à⋅la juge qui s'occupe de mon cas suite à une bêtise de ma part, la vision, l'interprétation de la loi qu'il⋅elle est prié⋅e d'avoir avant même d'examiner mon cas. La bonne démarche serait : application ferme du principe de neutralité donc ouverture, par l'ARCEP d'une procédure contentieuse avec tous les opérateurs problématiques pendant laquelle chaque opérateur peut se défendre et expliquer son comportement puis décision de l'ARCEP.
L'ARCEP est obligée d'avoir recours à ces tours de passe-passe car elle manque d'autorité et de moyens pour défendre sa vision de la neutralité des réseaux dans une procédure contentieuse face à 4 gros FAI qui ont des armées d'avocat⋅e⋅s pour défendre leur vision business des choses. On est typiquement dans le cas d'une justice à l'américaine où la société commerciale se paye des armadas d'avocat⋅e⋅s pour se blinder et défendre ses positions pro-businnes à coup de lobbying et d'intimidation ("si tu me régules dans un sens qui ne me plaît pas, je t'envoie mes avocats pour une looooongue procédure contentieuse, en plus de dire à la société civile que tes décisions me forcent à licencier massivement !"). Exemple concret : d'autres gendarmes des télécoms d'autres membres de l'Union européenne ont tenté de sanctionner des pratiques de zero-rating et ont vu leurs décisions contestées devant un tribunal (cas des Pays-Bas, de la Suède, et probablement de la Hongrie) et ont parfois perdu (cas des Pays-Bas) même si le verdict n'est pas encore définitif (il reste encore l'appel, la cassation, la possibilité de saisir la justice européenne, etc.).
Ce qui me dérange le plus, c'est que l'ARCEP n'a aucune ambition politique (au sens organisation de la vie de la cité, intérêt général, etc.) ou se refuse à en porter une alors qu'elle identifie très bien les enjeux politiques de la neutralité des réseaux, de la liberté de choix du terminal d'accès à Internet, des interconnexions entre opérateurs réseaux, d'IPv6, etc. Ça transpire à grosses gouttes dans ce rapport, comme dans l'étude sur les terminaux d'accès, comme dans les consultations concernant le déploiement de la fibre optique en France. Pourtant, les citoyen⋅ne⋅s se sont exprimé⋅e⋅s auprès de leurs représentant⋅e⋅s au Parlement européen lors du vote du règlement sur la neutralité des réseaux en 2014-2015 puis encore lors de l'écriture des lignes directrices expliquant comment appliquer ce règlement, donc une vision politique propice à l'intérêt général à défendre, il y en a une toute tracée : application ferme du principe de neutralité des réseaux. Tout à l'ARCEP est réalisé selon la doctrine "on va voir avec les opérateurs ce qu'ils veulent bien accepter et on dira que c'est la ligne rouge après laquelle on sanctionnera éventuellement". Je n'admets pas qu'une autorité publique capitule aussi rapidement.
Bref, tous les sujets sur lesquels l'ARCEP est attendue qu'elle évoque dans ce rapport traînent en lenteur par manque de conviction.
Bref (bis), mon shaarli d'il y a quelques jours dans lequel je dénonçais l'hypocrisie de l'ARCEP entre ses prises de position publiques et ses actes ainsi que la recherche de l'épuisement de la société civile, restera d'actualité encore quelques temps…
Neutralité des réseaux
- La neutralité des réseaux est très majoritairement perçue sous son seul aspect performance des accès à Internet et droit de la concurrence… C'est triste. On peut pourtant exprimer des choses formidable avec peu de débit et faire des choses inutiles avec beaucoup de débit. On peut lire le monde sous d'autres spectres que celui de Saint Marché qui va tous nous sauver… Dommage. Une occasion manquée de plus…
- Dans ce rapport, l'ARCEP réussi à rendre ambigus et soumis à discussion consensuelle avec les opérateurs des points limpides du règlement européen, notamment sur l'interdiction général de bloquer certaines applications. À ce rythme, le port 25 (qui sert à envoyer des mails) bloqué et indéblocable par l'abonné⋅e passera pour une mesure légitime afin de protéger le réseau du FAI…
- Selon sa première analyse, l'ARCEP semble converger vers le fait que la téléphonie et la télévision sont des services gérés parfaitement légitimes, au motif que ces services ont des besoins spécifiques en qualité. L'ARCEP ne veut pas faire la différence entre un service priorisé et le service d'un acteur donné priorisé : dans le premier cas, l'opérateur priorise, via une option désactivable par l'abonné⋅e tous les services de télévision et de téléphonie disponibles en vente libre tandis que, dans le deuxième cas, l'opérateur priorise arbitrairement uniquement son service de téléphonie et de télévision à lui, ce qui constitue une atteinte franche à la concurrence.
- Se contenter d'attendre les signalements de la société civile (associations et tout un⋅e chacun⋅e), c'est très insuffisant, mais cela contraint l'ARCEP à constater que les abonné⋅e⋅s à Internet existent et peut-être, je le souhaite, à adopter un regard d'abonné⋅e (qu'est-ce qu'il⋅elle veut, qu'est-ce qui porte atteinte à ses droits et libertés, quel cadre de régulation lui est bénéfique, etc.), et pas uniquement un regard d'opérateur, sur la régulation qu'elle pratique. Il y a plusieurs manières de voir le marché des télécoms et s'ouvrir permettrait peut-être à l'ARCEP de prendre des décisions en faveur de l'interêt général plus fortes. Le⋅a citoyen⋅ne a toujours été le parent pauvre de la régulation.
- « En la matière, l’une des inquiétudes souvent exprimées par la société civile, dans le cadre des débats sur la neutralité d’internet, était que les FAI puissent être tentés de dégrader au cours du temps la qualité générale du service d’accès à internet de manière à proposer, à plus ou moins brève échéance, des services payants (ou plus chers) d’une qualité plus satisfaisante. Les courbes qui précèdent [ NDLR : de mesure de la qualité général d'un accès à Internet ] ne semblent pas en attester. ». Mauvaise foi détectée ! C'est bien la tournure de phrase retenue dans les lignes directrices d'application de la neutralité des réseaux mais les militant⋅e⋅s pro-neutralité des réseaux n'ont jamais dit ça : on ne dit pas que l'accès à Internet sera moins bon en général mais qu'un opérateur peut être tenté de dégrader (ou de ne pas accorder la même priorité sur le réseau) un service concurrent au sien, dégradation vers une ou plusieurs destinations qui peut échapper aux mesures de l'ARCEP.
Prochaines étapes
- L'ARCEP souhaite travailler sur la liberté de choix du terminal d'accès à Internet jusqu'au début 2018. À suivre.
- À partir de demain, et pour un mois, au niveau européen, le BEREC, interrogera les acteurs sur les bonnes pratiques d'interconnexion compatibles avec la neutralité des réseaux. Sujet à surveiller de près. À la fin de l'année, l'ARCEP envisage une modification de la manière dont elle collecte les informations relatives à l'état des interconnexions. Il est très probable qu'elle se range derrière l'avis du BEREC.
- À partir de demain, le BEREC interrogera les acteurs sur la méthodologie de mesure de la qualité des accès à Internet à utiliser et sur l'outil à préconiser pour réaliser lesdites mesures.
- L'ARCEP va continuer à brasser du vent sur des préconisations censées favoriser le déploiement d'IPv6, préconisations que je jugeais inutiles il y a quelques mois. Je n'ai pas changé d'avis.