Mardi 7 novembre, la ministre de la Justice, Nicole Belloubet, a lancé un pavé dans la mare numérique. Sur LCI, elle a annoncé qu’elle travaillait à « renforcer notre arsenal législatif » pour convaincre les Google, Apple, Facebook, Amazon et compagnie — les « Gafa », dans le jargon du milieu — de retirer de leurs réseaux les messages racistes, antisémites et autres appels au meurtre. En droit français, ces Gafa ne sont considérés que comme des hébergeurs. Ils ne peuvent donc être poursuivis qu’au terme de procédures d’une complexité décourageante. Une situation d’autant plus absurde que les journaux, eux, sont pénalement responsables de la moindre ligne publiée.
En privé, des collaborateurs de la garde des Sceaux confient qu’elle souhaite s’inspirer de la législation allemande. Adoptée cet été par le Bundestag, la loi y oblige les plateformes à supprimer, en moins d’une journée, les messages haineux. Et, au cas où l’hébergeur aurait oublié de cliquer, l’amende pourrait atteindre… 50 millions d’euros. Le seul langage compréhensible par les géants du numérique !
50 millions d'euros pour des sociétés qui en gagnent des milliards et qui savent qu'aucun⋅e juge ne leur prendra 50 millions par message (sinon ça serait de l'acharnement judiciaire qui serait annulé par les plus hautes Cours)… Brassage de vent.
Face à cette offensive, Google a mobilisé son lobbyiste de choc, l’ancien haut fonctionnaire Benoît Loutrel, qui a longtemps présidé l’Arcep, l’Autorité de régulation des communications électroniques et des postes. Il a aussitôt commencé le siège de plusieurs membres de cabinets ministériels, et il multiplie les déjeuners en ville. Ainsi, le 9 novembre, il s’est tapé la cloche en compagnie du conseiller numérique du ministère de la Culture, Pierre-Emmanuel Lecerf.
A tous, les dirigeants français des entreprises américaines récitent la même leçon : « Ce n’est pas au moment où la France parie sur le numérique qu’il lui faut adopter une législation trop contraignante. Nos investissements en dépendent aussi. »
Les investissements, peut- être, mais pas leurs impôts ! Les Gafa échappent, comme on le sait, grâce à des montages sophistiqués, à la rapacité du fisc hexagonal.
Le Canard soutient une pente glissante. Faut-il sanctionner les intermédiaires techniques (hébergeur, fournisseur de réseaux informatiques, fournisseur d'accès à Internet) ou la personne qui a tenu les propos litigieux (et ses complices) ? Je rappelle qu'en presse papier, les intermédiaires, c'est l'imprimerie, le distributeur et les points de vente. Faut-il sanctionner tout cela pour un propos tenu dans un quelconque canard ? C'est pour cela que la distinction entre intermédiaire technique numérique et éditeur fut posée en droit français en 2004.
Ce qu'il faut faire, c'est faire admettre aux GAFAM qu'elles sont des éditeurs de contenus et qu'elles abusent du statut légal d'hébergeur. Facebook s'accorde le droit de censure privée pour virer des photos de seins ou des photos historiques, donc Facebook est un éditeur, car il choisit le contenu qui est diffusé. Facebook et Twitter s'accordent le droit de sélectionner (par le biais d'un programme informatique, mais c'est sans importance) les contenus qui seront visibles par les un⋅e⋅s et les autres, donc Facebook et Twitter sont des éditeurs en droit français. Si elles sont des éditrices, alors elles respectent l'intégralité de la loi qui leur est applicable, pas juste ce qui leur plaît.
La question est donc : comment mettre en œuvre cette requalification ? Aucun⋅e juge ne requalifiera une de ces sociétés en éditeur, car, vu le nombre de contenus litigieux présents en ligne, ça serait une sanction disproportionnée donc injuste. La France pourrait s'équiper d'une loi qui requalifierait de force après une période tampon. La nationalité de ces sociétés poserait alors question puisque leur droit local aménage différemment la liberté d'expression… Quelle vision de ce qu’est la liberté d’expression doit l’emporter ? Si l'on ne tombe pas d'accord, faut-il que chaque Fournisseur d'accès à Internet français filtre ce que les citoyen⋅ne⋅s français⋅e⋅s consultent et écrivent ? Comme les contenus sont disponibles au même endroit (Facebook, Twitter, etc.), il faudrait du filtrage (par URL) hautement liberticide (le FAI, une société privée, saurait qui a lu tel contenu très précis à tel moment…) afin de les différencier et d'en interdire l'accès…
La loi allemande évoquée ci-dessus met la pression sur tous les hébegeurs, pas juste sur les GAFAM. Elle met donc à risque la profession d'hébergeur en elle-même, ce qui conduira inexorablement vers une plus grande concentration des acteurs : seuls les gros acteurs sont à même de salarier des censeur⋅euses à plein temps et d'encaisser les éventuelles sanctions… Des gros acteurs qui pourront se permettre de ne pas prendre en compte les desiderata de tel ou tel État. Perdu ?
Dans le Canard enchaîné du 15 novembre 2017.