Résumé : donner des cours de sécurité informatique à l'université ? D'un côté, opportunité de faire mieux que les minables cours de sécu existants orientés bullshit abstrait et sécurité par la paperasse et les gros chèques. De l'autre : forcer des gens à apprendre contre leur gré donc mission vouée à l'échec, emploi précaire de bouche-trou (contrat annuel, salaire moindre et absence de statut pour un même travail, donc inégalités entre personnes) rémunéré en retard dont les universités raffolent ces dernières années afin de réparer la merde (juste milieu entre ceux qui veulent un système d'éducation public, ceux qui n'en veulent pas et ceux qui veulent moins de prétendus branleurs de fonctionnaires) et de permettre aux responsables de la saignée des vrais profs (citoyens et politiciens) d'échapper à leurs responsabilités, cumul d'emploi (alors qu'il y a des sans-emploi), etc. Ça donne envie, hein ?
Il y a plus de six mois, on m'a proposé de donner des cours de sécurité informatique à l'université afin de remplacer un enseignant qui a quitté le navire.
Je te cache pas que j'ai eu les yeux qui brillent. J'avais carte blanche ou, a minima, l'opportunité d'avoir un cours de sécurité informatique tel que je le conçois : évoquer des choses concrètes (modèle de menace, types de chiffrement, pièges habituels de la sécurité comme les générateurs pseudo-aléatoires et la vulnérabilité des extrémités d'une communication, etc.) et pratiquer (du nmap, du mitmproxy, du ettercap, du OpenSSL, du Netfilter, comment traiter des requêtes CERT, comment réagir à des phishings, TLS, etc.). Adieu abstractions, chiffre de César et méthodos barbantes. Bref, un cours sans bullshit.
Puis j'ai parlé à une collègue munie d'un caractère plutôt positif. Qui a déjà donné un cours dans la même université, une année. Elle m'explique que les étudiants se foutaient totalement de son cours, que c'est comme pisser dans un violon, que c'est démotivant au possible. Je me suis revu étudiant et oui… je séchais la majorité des cours. Oui, j'en avais rien à foutre, des cours. Cette discussion m'a ouvert les yeux : oui, les étudiants seront mieux dans leur lit ou dans l'organe sexuel d'un⋅e partenaire ou dans une association, bref, ils seront mieux à faire ce qui les intéressent plutôt qu'à m'écouter parler. Toute leur carrière leur montrera que l'on s'en fiche, de la sécurité informatique : y'a pas le temps, pas le budget, ce n'est pas la priorité, etc. S'ils s'y intéressent, il y a des livres, des sites web et des vidéos. On apprend jamais mieux que quand on choisit son sujet d'étude. C'est pour ça qu'on retient assez peu de choses de ce qu'on étudie à l'école, qui est essentiellement un lieu de contrôle social (les pudiques disent « socialisation secondaire »).
On est sur l'éternelle question du « faut-il donner aux gens ce qu'ils veulent ou tenter d'agir contre eux / malgré eux ? » L'exemple qui revient souvent, c'est « tout le monde sait lire, écrire, compter », donc l'école, ça marche. Ce discours est en baisse ces dernières années puisqu'on mesure, que, Ô, surprise, de moins en moins de gamins savent lire et écrire à la sortie du collège. De plus, il y a une différence entre ces savoirs (lire, écrire) et d'autres : ils sont nécessaires pour l'animal social qu'est l'humain, donc je pense que n'importe qui serait désireux de les apprendre, même si on ne le forçait pas. En revanche, j'ai jamais pratiqué le théorème de Pythagore ou celui de Thalès, donc je les ai oubliés, donc c'était une perte de temps de me les faire apprendre de force. Pour enfoncer le clou : j'ai même oublié des notions de base de mes anciennes passions pré-informatique, car ça fait 20 ans que je n'ai pas pratiqué… Si l'on oublie jusqu'aux fruits de la passion, comment espérer retenir ce que l'on a appris de force ?
Ensuite, j'ai pensé à mon statut. N'étant pas maître de conférence et encore moins professeur, mon statut serait enseignant vacataire. En gros : sous-merde. Tu fais le même travail d'enseignement, mais avec un salaire moindre et sans le statut. Tu ne peux pas te projeter dans l'avenir car, tout ce que tu sais, c'est que t'as quelques heures d'enseignement pour l'année à venir. Certains diront que c'est normal, car ce type d'emploi vient en complément d'un emploi principal, afin de faire découvrir le monde de l'entreprise aux étudiants. Mais bien sûûûûr.
En vérité, le recours à des contractuels a explosé partout en France ces dernières années. Dans certaines universités, ils n'ont pas de contrat dans les temps. Dans d'autres universités, ils ne sont pas payés ou très en retard. C'est la merde complet. À ce sujet, lire « Pourquoi je démissionne de toutes mes fonctions (administratives) à l'université de Nantes ». Un enseignant vacataire, c'est un bouche-trou, une variable d'ajustement. C'est le produit d'un juste milieu entre ceux qui veulent un système d'éducation et de formation public et ceux qui veulent un système privé et ceux qui veulent moins de branleurs de fonctionnaires de merde et ceux qui s'en foutent mais qui veulent payer moins d'impôt (et qui sont assez naïfs pour croire qu'ils obtiendront ce qu'ils veulent en sabordant le service public alors que la thune économisée ira dans les poches de quelques-uns) et ceux qui s'en foutent. C'est beau, un juste milieu, hein ? C'est surtout une pratique de lâche pour éviter de prendre position, de choisir : on veut un système d'éducation public de pointe, mais avec moins de fonctionnaires, avec plus de précaires, le beurre et l'argent du beurre.
Je suis déjà contractuel de la fonction publique. Ça aussi, ça veut dire sous-merde. Je dois faire le même boulot qu'un fonctionnaire, mais je suis en CDD, je suis payé 495 € net/mois de moins que le junior que j'étais dans le privé et je n'ai pas le statut de fonctionnaire. Du coup, être enseignant vacataire, ça serait me faire pigeonner une deuxième fois en occupant deux emplois précaires au lieu d'un.
Être un intervenant extérieur, ça serait encore réparer la merde d'autrui. Si la société estime qu'il est nécessaire d'instruire ses enfants, alors elle doit s'en donner les moyens, y compris financiers. Alors on formerait des enseignants par vocation, on les payerait à la hauteur de l'utilité sociale de leur travail et on leur accorderait le statut. Même traitement pour tous, en somme. Ne pas parvenir à décider collectivement et dans la durée de ce que l'on veut (système d'instruction public, oui ou non ?) n'est pas un idéal de société.
Accepter d'être d'être un intervenant extérieur, c'est faire en sorte que ce système pourri perdure et que les responsables (le citoyen comme les politiciens) n'aient pas à rendre de comptes au motif que, oh, regardez, le système continue à fonctionner. Ne pas l'être, c'est (temporairement) faire payer à des innocents (les gamins) une situation qu'ils n'ont pas choisi, oui, on a rien pour rien.
Je revendique le droit à être considéré à part entière. Je n'ai plus la foi pour me faire pigeonner en pensant que je fais le bien autour de moi.
Un troisième problème éthique s'ajoute à ceux que je viens d'exposer (forcer des gamins à apprendre et emploi précaire) : j'ai toujours été opposé au cumul des emplois. Attention, je ne blâme absolument pas les personnes qui sont obligées d'exercer plusieurs emplois pour survivre. Je blâme notre société qui laisse une telle abomination se produire. Bref, je suis contre le cumul des emplois. Il n'est pas acceptable que des gens cumulent de bons emplois (comme informaticien et enseignant) quand d'autres sont privés d'emplois. Il est impératif de partager le temps de travail au sein d'une société humaine.
Côté pratique, il y a eu quelques contrariétés. Un de mes chefs m'a expliqué qu'il faudrait que je pose des congés afin d'assurer mes heures de cours / TD / TP. Aucun aménagement d'horaire possible au motif que "trop gros, ça passera pas les RH". OK, très bien, je ne cherche pas un deuxième emploi, donc si j'enseigne, c'est pour rendre service, donc non, je ne poserai pas des congés pour faire le gland devant des étudiants. Je l'aurais fait si j'étais demandeur, c'est bien normal, mais là… Je comprends que mon discours n'est pas tenable, mais c'est mon choix.
De même, le volume horaire à assurer étant conséquent, la personne qui essayait de me coopter me préconiser fortement de faire équipe avec l'autre personne qu'elle avait déniché… mon supérieur hiérarchique direct. D'une part, même si je n'ai pas de griefs à lui opposer, je le vois assez dans mon emploi principal, pas besoin de plus. D'autre part, nous sommes tous les deux désorganisés, à toujours faire les choses chiantes au dernier moment, donc impossible de se partager un cours, ça ne peut pas fonctionner vu qu'on ne saura pas dire à l'autre à l'avance "tu prends le relai semaine X sur telles et telles notions, j'aurais déjà présenté telles et telles notions sur lesquelles tu pourras t'appuyer".
Enfin, j'avais (et j'ai toujours) la volonté de redonner la priorité à ma vie personnelle. J'ai beaucoup de mal à voir la frontière entre perso et professionnel, j'ai beaucoup de mal à freiner mon entrain quand je suis lancé sur un sujet, j'ai beaucoup de mal à basculer d'une activité perso à pro et inversement. Tout se bouscule dans ma tête. La dernière activité perso ou pro stimulante continue de me faire cogiter, empêchant d'être à fond sur l'autre. Ma vie perso est très souvent empiétée. Ajouter une activité pro aurait amplifié ce phénomène. Pas cool. Même si ma vie perso n'avait (et n'a) pas de sens particulier, que j'en fait rien de transcendant, le simple fait de rien faire est déjà une bonne chose.
Plusieurs points de forme m'ont contrarié. D'abord, quand on trouve personne pour assurer un cours malgré plusieurs mois de recherche, c'est qu'il y a un os quelque part. Ce point a jamais été démenti lors de nos échanges. On m'a expliqué que les maîtres de conf' préfèrent se concentrer sur leurs recherches c'est-à-dire leur carrière et les employés ont pas envie de se faire chier (deux arguments de plus en faveur de mon « enseignant vacataire, c'est réparer la merde des autres ;) ). D'autre part, j'ai trouvé très maladroite l'attitude de la personne qui a essayé de me coopter : d'habitude, je peux bien crever dans un coin, elle s'en fiche plus ou moins. Après m'avoir fait sa demande, elle m'a prêté beaucoup plus d'attention qu'à l'accoutumée. Ça a saupoudré ma réflexion d'une dose de soupçon : quand on te prête une attention différenciée par rapport à la normale, c'est qu'on cherche à te berner.
En conclusion logique : j'ai décliné. Je pense que ça aurait été une expérience enrichissante, mais je ne suis pas un pigeon.