J'ignorais que les placiers existent encore pour collecter les droits d'usage des places de marchés… J'ignorais que cela peut être des délégations de service public. J'ignorais que les villes et les délégataires font appel à des caïds de cité pour tenir les marchés. J'ignorais ces extorsions de fond présumées pour conserver sa place de marché. :O
« Vous savez, Mantes-la-Jolie, c’est spécial… » Jérémie Askinazi, directeur général de Mandon-Somarep (leader des marchés de plein air en Ile-de-France), résume de cette formule énigmatique la drôle de partie financière et judiciaire qui se joue au milieu des 350 étals dressés, trois fois par semaine, dans la très populaire cité du Val-Fourré.
Le lieu est stratégique pour la municipalité : ce marché — le plus grand de France — contribue à la cohésion d’une immense « zone urbaine sensible », parfois touchée par des flambées de violence, comme en 2005. Le quartier est également le fief électoral de Pierre Bédier, l’ancien maire LR de Mantes, qui continue de contrôler la ville et le quartier depuis son fauteuil de président du conseil départemental des Yvelines.
Le marché du Val-Fourré a vu débouler, le 5 avril, une escouade de douaniers. Bien tuyautés, les gabelous se sont concentrés sur les trois placiers embauchés par Mandon-Somarep pour encaisser les droits d’occupation des commerçants.
Dans ce monde où tout se règle encore en liquide, les soupçons de racket sont récurrents. Et, à Mantes-la-Jolie, les douaniers ont fait bonne pioche. Ils ont trouvé dans les poches des trois lascars d’épaisses liasses de billets d’origine non justifiée.
Déballage contrarié
Spectacle étonnant : deux jours après cette descente, les commerçants ont « spontanément » refusé de déballer leurs marchandises en « solidarité » avec les placiers. Touchante unanimité : en 2015, ils s’étaient déjà mis en grève quand le procureur général de Versailles avait décidé de relancer une vieille enquête sur le marché, déjà motivée par des soupçons de racket.
A l’époque, les investigations n’avaient guère avancé. Cette fois, elles ont progressé à grands pas. Quinze jours après la descente des douanes, les placiers ont été mis en examen pour extorsion de fonds et abus de confiance, avant d’être placés en détention provisoire.
Cette fine équipe était en fonction depuis 2013. A l’époque, la mairie gérait l’affaire en régie directe. Mais, pour faire taire une première rumeur de racket (« Le Canard », 8/6 et 9/7/14), la ville avait fini par confier les clés du marché à Mandon-Somarep. Un contrat assorti d’une curieuse condition…
Piston “atypique”
La société devait s’engager à reprendre deux placiers soupçonnés (à tort ou à raison) de malversations par le parquet. Mais aussi le cadre municipal chargé de superviser le marché. « Une demande très atypique », s’étonne encore aujourd’hui Jérémie Askinazi.
Cette démarche de la mairie — qui déclare au « Canard » ne pas envisager, pour l’instant, de se porter partie civile — interroge les poulets. Il ont reçu des témoignages sur les présumées méthodes expéditives du brillant chargé de mission. Plusieurs commerçants ont raconté — mais sans apporter de preuves — qu’il leur aurait réclamé jusqu’à 15 000 euros pour leur accorder une place dans la nouvelle organisation du marché.
L’homme, accusent-ils, leur aurait demandé de venir à la mairie, en dehors des heures d’ouverture au public, pour verser leur obole. Ils devaient ensuite se rendre dans un bureau situé au 1er étage, où ils étaient —— ont-ils certifié — fouillés soigneusement pour vérifier qu’ils ne portaient sur eux aucun moyen d’enregistrement. L’intéressé nie farouchement. En attendant, nouvelle coïncidence deux camions appartenant à des commerçants mécontents de la gestion du marché ont mystérieusement pris feu le 16 juin dernier. Les poulets, qui voient le mal partout, soupçonnent, cette fois, le petit frère de l’un des mis en examen d’avoir joué avec des allumettes…
À croire que l’oseille sauce à la Mantes est devenue un produit inflammable.
Pour avoir la paix dans les cités et les marchés qui s’y tiennent plusieurs fois par semaine, les municipalités et les sociétés gestionnaires embauchent, à l’occasion, des petits caïds qui ont l’habitude de se faire respecter, des commerçants comme des clients.
La société Mandon a touché le gros lot à Chanteloup-les-Vignes : porteur d’un bracelet électronique, le placier s’est fait dessouder en 2016 par la gendarmerie lors d’une tentative de vol d’un distributeur de billets. « On est mal tombés, le salarié n’avait qu’un mois dans la boîte », commente sobrement son ancien patron.
Habilités à encaisser les recettes en liquide, certains de ces braves garçons sont réputés mélanger fonds publics et caisse personnelle. Les plaintes sont fréquentes, mais elles aboutissent très rarement : les preuves manquent souvent et les témoins finissent presque toujours par se dégonfler…
Dans le Canard enchaîné du 7 août 2019.