Dès qu'ils mettent un pied dans le système scolaire, nos enfants sont fichés, et ça continue tout au long de leur scolarité.
Résultats scolaires insuffisants ». « Manque de sérieux et d ’impfication ». Ces constats de la préfecture du Rhône auraient pu valoir à un lycéen de Saint-Bel, près de Lyon, un aller simple pour le Rwanda. Ce n'est que grâce à la mobilisation de ses profs et de ses camarades que le préfet lui a généreusement octroyé un titre de séjour de six mois.
Cette banale histoire s'est déroulée en mai 2016. Banale, car un préfet peut légalement fouiner dans un fichier scolaire et exploiter le commentaire subjectif d'un proviseur zélé pour juger d'une demande de régularisation. Ce n'est qu'une petite illustration de la capacité de l'Education nationale à se transformer en succursale du ministère de l'Intérieur. En effet, l'institution scolaire déploie depuis vingt ans un maillage informatisé de plus en plus serré pour suivre à la trace près de 13 millions d'élèves (de la maternelle au lycée).
Si la scolarité est obligatoire à 6 ans, le fichage s'impose trois ans plus tôt, dès l’entrée en maternelle. Chaque enfant reçoit alors un beau petit matricule, nommé « identifiant national étudiant » (INE). Un fil à la patte qui le suivra durant toute sa scolarité, jusqu'à ses études supérieures et même au-delà, dès qu'il voudra suivre une formation professionnelle…
Rappel : la scolarisation n'est pas obligatoire, c'est l'instruction qui l'est ! Elle peut avoir lieu dans des écoles publiques, dans des écoles privées sous contrat avec le sinistère, dans des écoles privées hors contrat, en famille, etc.
Cet INE, conservé dans un répertoire national, est encore plus sournois que le numéro de Sécu. L'usage de ce dernier est ultra-encadré par la loi. Généré à la naissance, il n'est utilisé qu'après la majorité. L'INE est un identifiant « pivot » qui permet l’interconnexion de tous les fichiers scolaires. De la maternelle au CM2, l’application Onde (outil numérique pour la direction d’école) catalogue l'enfant et ses parents, puis, en sixième, le fichier Siecle prend le relais jusqu'à la terminale. En bout de course arrive Parcoursup, qu'on ne présente plus.
DÉCROCHEURS. Un autre « sas » de tri informatique est moins connu : Affelnet, utilisé pour le passage de l'école au collège et du collège au lycée. Comme l'APB (admission postbac), que Parcoursup a remplacé, Affelnet peut opérer, lui aussi, un discret mais radical tirage au sort pour l'affectation au lycée. Sans que le ministère ait jamais eu besoin de s'en justifier. Pas vu, pas pris !
D'autres bases de données jalonnent le parcours parfois chaotique des élèves. Comme le suivi de l'orientation (SDO), sous-fichier de Siecle, dédié au repérage des élèves « décrocheurs ». Sans le savoir, ces derniers sont ensuite inscrits d'office dans Parcours 3, fichier déployé dans toutes les missions locales pour l'emploi. Données qui alimenteront leur potentiel futur dossier de chômeur (coucou, Pôle emploi !).
Citons aussi les espaces numériques de travail (ENT), promus par des boites privées qui les vendent aux collèges et aux lycées. Pratiques, ils gèrent les devoirs, les notes, les conseils de classe et peuvent garder en mémoire les sanctions disciplinaires… Et papa-maman sont prévenus par SMS dès que leur rejeton sèche les cours. Bonus : des logiciels d’accès biométriques à la cantine caftent si l’élève saute son déjeuner !
Et la loi, dans tout ça ? Rien n’oblige le ministère de l’Education nationale à recueillir au préalable l‘accord des parents. En revanche, obligation lui est faite d'informer les familles avant d’enregistrer la moindre donnée. Or, lors de chaque rentrée, les informations légales sont soit inexistantes, soit parcellaires. Y compris sur le fameux matricule INE, lancé en 2006 puis généralisé en 2012.
Enfin, la loi prévoit bien un « droit d'opposition ». Mais les quelques parents à l'avoir exercé, y compris devant les tribunaux, se sont fait envoyer paître pour « motifs illégitimes ». Une situation que dénoncent de rares syndicats (SUD, CNT, CGT) ainsi qu'un collectif de parents et de profs créé en 2008, le Collectif national de résistance à Base élèves (CNRBE). Ces grincheux sont d'autant plus furax que la dernière « innovation » du ministère, le livret scolaire unique numérique (LSUN), qui a débarqué en catimini en septembre 2016, cumule toutes les tares. « Unique », car il s'impose du CP à la troisième. Fichage « sensible », dénoncent ses détracteurs, car ce « carnet de notes 2.0 » garde en mémoire d'éventuels retards dans l'acquisition de certaines « compétences ».
REGTEURS. « Avec le LSUN, le livret scolaire n’appartient plus à la famille mais à l’Etat », dénonce le CNRBE. De quoi en faire un véritable « casier scolaire », embraient les syndicats précités. Lesquels ajoutent qu’avec le LSUN « l’école s’adapte de plus en plus aux exigences du marché du travail ». Sorte de CV imposé avant l’heure, ce « livret partagé » répertorie aussi le comportement des élèves (« vie scolaire »), leur assiduité (« absences non justifiées »), tout comme certaines données vraiment sensibles car touchant à leur santé ou à leurs handicaps (jusqu’aux dispositifs d'aide dont ils pourraient bénéficier).
Outre le déficit cruel d'information, le droit à l'oubli n’est pas prévu au programme : le bilan de fin de cycle 2 (CP-CE1-CE2) se retrouvera dans le livret scolaire du lycéen en seconde, soit huit ans après. Problème : le ministère avait promis que le LSUN ne garderait en mémoire que quatre années de scolarité. Questionnée sur ces infractions manifestes, la Cnil n’a pas moufté.
Le ministère de l’Education nationale justifie l'existence de tous ces fichiers par le « pilotage pédagogique » et la prévision des effectifs ». Pour cela, les recteurs et les ministres n’ont pas besoin de connaitre l‘identité des élèves. Or ces fichiers sont bien nominatifs. Sur ce point, la France a toujours snobé le Comité des droits de l'enfant (CDB) des Nations unies, chargé de vérifier l'application de la convention du même nom. Par deux fois, en 2009 et en 2016, le CDE l'a exhorté à « n’entrer dans ses bases [scolaires] que des données anonymes »… Cause toujours !
Dans le numéro 149 des dossiers du Canard enchaîné.