Les crimes d’Etat existent depuis la naissance des Etats. Ce qui est nouveau, c’est que les gouvernements ont tendance à s’en vanter. La France lève un tabou.
La récente exécution en Syrie par les États-Unis des frères Fabien et Jean-Michel Clain, impliqués dans l’attentat du Bataclan sur demande de la DGSE a valu de florence Parly une épitaphe assassine : « Si c’est bien le cas, les Français qui se souviennent de ses appels au meurtre et de son rôle dans le pseudo-État islamique, en seront sûrement soulagés. » L’un et l’autre faisaient pourtant l’objet d’un mandat d’arrêt émis en juin 2018 par un juge parisien, qui se retrouve dès lors dans l’incapacité de faire progresser son enquête. Mais c’est une « vieille tradition ».
Plus de 10000 personnes ont été victimes, pendant la guerre d’Algérie, des « corvées de bois », ces sinistres exécutions sommaires camouflées en tentatives de fuite par l’armée française. Maurice Audin, Mehdi Ben Barka et des milliers d’autres figurent sur la liste de ces crimes perpétrés au nom de la raison d’État. La doctrine française date de De Gaulle : « Pas de Français, pas en France, n’avouez jamais ! »
Il ne s’agit pas de savoir si les victimes de drones auraient pu être interpellées et livrées à la justice. Mais plutôt de l’éviter et de revendiquer comme un succès politique le châtiment immédiat des présumés coupables.
Il suffit de lire les comptes rendus victorieux pour constater que les armées s’autoproclament justicières et ne laissent aucune place à la présomption d’innocence. Pas d’énoncé des charges, pas de défense, pas de juge : la peine de mort est rétablie sans jugement contre des suspects « évidemment » coupables.
Cette nouvelle doctrine est née après le terrible attentat des Jeux olympiques de Munich, commis le 5 septembre 1972. Le gouvernement israélien a immédiatement fait savoir qu’aucun des auteurs ne resterait impuni et les a traqués jusqu’au dernier, tué en 1992.
Longtemps, la France a résisté
C’est Hollande qui, le premier, a avoué : « J’en ai décidé quatre au moins [d’exécutions], mais d’autres présidents en ont décidé davantage » (Un président ne devrait pas dire ça). D’où une véritable bronca de toute la classe politique, qui ne critique pas les crimes mais leur aveu public.
Même la digue protégeant les Français contre leur propre armée a cédé : « En cas de frappe contre des objectifs regroupant d’éventuels combattants francophones, la communication restera prudente et évoquera “l’attaque de lieux d’entraînement des terroristes en Syrie” » (conseil de défense restreint du 5 novembre 2015).
La revendication politique, encore discrète, se profile.
Bien évidemment, les erreurs judiciaires et les victimes collatérales sont les effets secondaires de cette stratégie de la terreur. Mais il s’agit de faire peur et non de faire justice. Dans un domaine heureusement infiniment moins grave, Ségolène Royal dit-elle autre chose en évoquant des jeunes violentés par la police ? « Ça ne leur a pas fait de mal à ces jeunes de savoir ce qu’est le main- tien de l’ordre, la police, se tenir tranquille. Ça leur fera un souvenir. »
Des djihadistes aux gilets jaunes, le droit dérive donc doucement et tous les coups sont désormais permis contre des adversaires soupçonnés de ne pas respecter les lois. Mais lorsqu’un État utilise les moyens illégaux de ses adversaires, c’est précisément les méthodes des assassins qu’il légitime. Et ceux-là obtiennent ce dont ils n’osaient rêver : la fin de l’État de droit. « Un peuple prêt à sacrifier un peu de liberté pour un peu de sécurité ne mérite ni l’une ni l’autre et finit par perdre les deux », a écrit Benjamin Franklin.
Gros +1.
Dans le Siné mensuel d'avril 2019.