Star mondiale de l’art contemporain, le plasticien Anish Kapoor décida, voilà deux ans, d’acheter a prix d’or le Vantablack, une couleur noire obtenue à partir de nanotubes de carbone 3 500 fois plus fins qu’un cheveu, qui, serrés les uns contre les autres, absorbent la lumière à 99,965 % et créent le plus noir de tous les noirs. Ce noir est désormais sa propriété privée.
Avant d’être l’un des plus importants promoteurs de l’art contemporain en Angleterre, le collectionneur et marchand d’art Charles Saatchi a été le publicitaire qui a orchestré l’arrivée au pouvoir de Margaret Thatcher.
L’été dernier, la superstar américaine Jeff Koons présenta au Louvre, dans la salle de « La Joconde », lors d’un dîner qui se voulait très chic, une collection de sacs Vuitton où étaient reproduits la Joconde, un champ de blé de Van Gogh, un Fragonard, etc. Il décréta que ces sacs étaient des œuvres d’art.
Pour Annie Le Brun, ces trois épisodes sont révélateurs d’une guerre implacable qui se joue actuellement, guerre menée contre la beauté, contre tout ce dont on ne peut pas extraire de la valeur, guerre qui a pour but de tout transmuter en espèces sonnentes et trébuchantes. Il ne suffit pas, en effet, aux premiers de cordée de régner sur des empires industriels, d’avoir amassé des fortunes inouïes, d’afficher la morgue de qui a la « certitude d’appartenir au très petit nombre vivant quasiment au-dessus des lois », encore leur faut-il nous imposer leur vision de l’art.
Cet « art des vainqueurs » dispose d’une armada d’artistes-entrepreneurs, de galeristes-rabatteurs, de critiques d’art-promoteurs et de commissaires-prescripteurs qui « travaillent dans le même sens » : évacuer toute velléité critique, « faire l’impasse sur toute notion de beauté et de laideur », brouiller les pistes en organisant la « porosité du monde de l’art avec ce dont, par essence, il se difi”érenciait auparavant, le luxe, la mode, le design, la publicité », organiser un tel tapage à propos d’une poignée de gros malins tels Jeff Koons ou Damien Hirst, que les voilà internationalement tenus pour les grands artistes de ce temps, vu qu’ils sont les plus cotés.
Dérisoire, cette guerre qui ne concernerait que le petit milieu de l’art contemporain ? Non, car il s’agit au fond de neutraliser, de détourner, de pervertir, voire d’annihiler tout nouveau langage, toute nouvelle expression qui pourrait s’opposer à la rationalité marchande. Ainsi, quarante ans après, les codes et le vocabulaire visuel de la révolte punk continuent d’être exploités par les industriels du luxe. Ainsi, alors que, « des siècles durant, arts et traditions populaires ont constitué le plus formidable barrage contre la laideur », le milliardaire Bernard Arnault s’est emparé du Musée national des arts et traditions populaires, le premier musée ethnographique, créé en 1937 sous le Front populaire. Il s’appelle désormais Maison LVMH-Arts, Talents, Patrimoine.
Le Front populaire dans un sac Vuitton… faut-il vous l’emballer ?
Laurent Obertone évoque aussi ce sujet dans son livre La France Big Brother (mon avis), notamment sous l'aspect "l'art moderne est excluant, il a pour but de permettre à une élite qui a déjà réussi dans d'autres domaines de désigner ce qui provoque des émotions ou non, et, ce faisant, qui est dans le coup et qui ne l'est pas (si tu partages l'avis, t'es in, sinon t'es out), ce qui permet d'uniformiser les sensibilités".
Dans le Canard enchaîné du 20 juin 2018.